“L’émergence du sujet à l’époque moderne puis sa dissolution, ou tout au moins son déplacement, engendrent dans la littérature moderne une question, une tentative de se ressaisir de ses coordonnées incertaines par l’écriture”.
Chantal Lapeyre-Desmaison, in Pascal Quignard le solitaire.
Mois : mars 2017
Instrument de recherche
Futur et passé
Ce matin, il y avait sur la plage un type au comportement de vagabond. Grand, solide, bronzé, solitaire. Peu après, je vois le sac à dos. Il était au sol, sur la couverture. Probablement avait-il dormi là. Sur ma terrasse, une tasse de café à la main, je déjeunais. Pour le type, c’était l’heure, que je connais bien, où l’on s’apprête à reprendre la route; on échange le slip de la nuit contre le slip du jour, on se lave au robinet, on s’essuie dans un T‑shirt. Ce qui me rappelait ces plages où j’ai dormi, seul, ou avec Olofso: Rémini en chemin pour la Turquie, Mimizan en venant du pays basque, Cullera lorsque nous y passions des week-ends et qu’il fallait choisir entre payer le train ou boire des bières, Guardamar, où nous déroulions avec Monfrère les sacs à l’abri des dunes. Et souvent, je me tournais vers le immeubles, je voyais des gens sur les terrasses.
Je range mon déjeuner, relève les mails.
La banque espagnole exige mes feuilles de salaires, ma déclaration fiscale, mes justificatifs de fortune. Par retour de courrier, je réponds “il n’en est pas question”. Aussitôt, elle m’annonce que le compte va être fermé. Ce qui veut dire que je n’aurai plus l’eau, plus l’électricité et plus l’internet, ressources que l’on ne vous fournit dans ce pays que sur la foi d’un compte en banque.
Tapissier
Toujours ce camion du gitan tapissier. Les hauts-parleurs montés sur le toit annoncent: “Madame, Monsieur, est enfin arrivé dans cette localité votre tapissier! Demande de prix sans engagement! Canapés, chaises, parois, nous doublons tout! Madame, Monsieur…” L’autre jour, il a surgi d’une rue. J’allais devant. Le camion est brinquebalant, mais volumineux. A l’intérieur, de grands rouleaux de tissu dressés qui évoquent des troncs. Et le gitan, les bras croisés sur son volant conduit lentement, un chapeau de cuir noir sur la tête.
Visites
Avec André Gide, nous feuilletons un livre de la collection blanche de Gallimard.
-Vous devez être quelque part par là André? Quel âge aviez-vous à l’époque?
-Oh, dans les vingt-cinq ans!
Je feuillette en sens inverse de la lecture, à la recherche d’une photographie où l’on verrait Gide parmi ses contemporains, Mallet, Claudel, Suarès, mais le livre boursouffle, ils se délite, il fond, les lettres coulent, la reliure s’émiette.
Je quitte l’écrivain pour aller au salon. Monpère reçoit. Quatre hommes se tiennent là. Le centre d’intérêt est un vieillard blanc de peau et très digne, au port martial. A son côté, un téléviseur passe en boucle des images qui le montrent jeune, vêtu de l’uniforme de la SS, la croix de fer sur la poitrine, la casquette sur la tête, donnant des ordres.
-Tu as de la chance, me dit Monpère, je lui ai parlé de toi, Siegfried te salue!
Et mon voisin, un autre vieillard, m’explique:
- Il s’agit d’Erich Maria Remarque.
Mais on sonne. Je vais ouvrir. Se tient là une femme de 80 centimètres. Elle montre son invitation. Je la fais patienter, monte à l’étage, car la réception se tient dans deux salons distincts et si Monpère est présent des deux côtés, je ne sais pas où je dois introduire la nouvelle venue. Je n’obtiens pas de réponse, redescends et décide de la faire patienter. Comme nous sommes devant le bar, je propose un apéritif.
- Je prendrai un Speck, dit-elle.
Un verre à la main, je considère les bouteilles, ignorant absolument ce qu’est une Speck, cherchant à quel alcool elle peut faire allusion, conscient qu’elle ne va pas tarder à se fâcher.
Poisson
Je me couche. Gala est en bas, elle regarde un film. Tôt le matin, des bruits. Habitué à partager dans l’appartement précédent la vie des voisins dont j’entendais les conversations, les pleurs, le sexe, les chiens, les casseroles, les matchs et les cris, je dresse l’oreille. Un couple, me dis-je. La configuration de nos deux étages pourtant est à ce point irrationnelle que les sons très vite se perdent. C’est Gala. Elle geint, vomit, se recouche. Je me lève. Un coup d’œil à la plage, soleil, tgemps splendide, ciel profond, l’Axarquie dans ses meilleurs jours. Je vais au café, au pain, à l’eau, savonne ma barbe, me rase, me douche et m’enferme dans le bureau où je poursuis mes corrections. A midi, Gala est toujours au lit. Un demi-heure plus tard, je la rejoins.
-C’est un virus, me dit-elle. le même qu’ a eu la fille de Victoria.
-Qui est Victoria?
-La dame qui loue la place de garage.
-Tu l’as vue dix minutes il y a deux jours! Allons donc! C’est ce thon! Nous, imbéciles en bout de chaîne sommes des poubelles.
Car mon tour est venu. Le ventre démonté, je grelotte. Je remonte le duvet et serre. Je transpire des gouttes. Gala est dans un état pitoyable. Blanche comme linge, fripée, tremblante. Je m’abîme puis reprends conscience. Cours à la salle de bains, essaie de sortir cette saloperie. L’estomac tient bon, elle résiste. Alors la fatigue m’assomme. Impossible de bouger. Les yeux ouverts, je regarde les actions “boire de l’eau”, “aller aux toilettes”, “se tourner” et ces actions demeurent là, devant mes yeux, sous la forme de phrases — rien ne se produit, je n’ai plus de force. Ensuite, mon état s’aggrave. Le corps lutte. Je délire. En même temps, je suis admiratif. Quel machine fantastique ce corps! Il se tasse, condamne les sens, recentre les énergies, fabrique ses anticorps et lance une attaque de batterie. Résultat, me voici pantelant. Même à plat, j’ai la sensation de chuter. J’essaie de réfléchir. Le cerveau ne fonctionne plus. Par exemple je me représente ceci, “je pense” et cela “je danse”. Au bout de quelques minutes, j’ai compris ce que veux dire, “je pense”. Quelques minutes de plus pour “je danse”. Mais alors, j’échoue à faire le rapport entre les deux choses. A la façon d’une chaîne coupée dont on aurait retiré des maillons: elle est désormais trop courte pour que les deux bouts puissent être réunis. J’y parviens. Mais alors, surgit cette question: “peut-on penser quand on danse?”. Pendant plus d’une heure, dans un semi-coma, je considère la question, impuissant à répondre. En vue, il y a mon estomac, et la darne de thon avarié. Elle pend à un crochet comme les pièces de chair chez Soutine. Je sombre, je me reprends. Elle est toujours là, au dans mon estomac vide, suspendue. Quatorze heures plus tard, je parviens à me lever. Je descends, bois de l’eau, cherche ce que je peux faire, remonte me coucher. Sombre encore. Six heures de sommeil. Je vois le scénario: un poisson qui arrive de l’autre bout des océans, par bateau, par camion, que l’on fourre dans un congélateur, étale sur un lit de glace à la vue du chaland, refourre au congélateur, qui se vend mal, il est trop cher, mais il y a les marges, le chef poissonnier a des ordres, alors il triche sur les dates, et le poisson atterrit dans nos ventres, devenus les poubelles de la grande distribution. Lundi soir, ce poisson. Aujourd’hui, vendredi, Gala est toujours au lit.