Plus je réfléchis, plus il m’apparaît que l’ennui vient du fait que nous sommes empêchés de construire. Que la plupart des gens trouvent confortable de se glisser dans un moule, je l’admets — ce n’est pas mon cas. Baudelaire a raison quand il évoque la ronde finie des thèmes qui l’empêche d’entrer généreusement en poésie. Né trop tard — en 1821. Ou pour nous, dans ce monde charpenté avec minutie, nés face à des architectures qui traduisent nos comportements possibles en actes sériés marqués au sceau de l’industriel. Quel figure épouser sinon celle qui épousées le furent déjà et sont donc mortifères? Je ne crois pas à la révolution et ne souhaite pas la guerre, mais nous avons besoin de pouvoir construire car tel est le manque qui nous taraude que s’il ne peut s’exprimer il se tourne en une frustration qui accumulée condamne la vie.
Mois : février 2017
London
Être passé par tout, n’avoir succombé à rien. Ainsi des vies bien remplies. Juste après avoir pris la note dans l’absolu, je pense à Jack London. Invraisemblable série de rendez-vous avec le destin dans un siècle où la virilité le dispute à la folie, un siècle où l’histoire est en marche, où rôde la mort. Jeune premier pétri d’ambition dans Martin Eden, “hobo” dans Les vagabonds du rail, alcoolique délirant dans John Barleycorn. Et les intervalles en dents de scie.
Elya
Rêvé cette nuit d’Elya. Je ne couchais pas avec elle, parce que je craignais qu’elle ne soit sale. Si elle ne se lavait pas, c’était par défi. Elle défendait un statut, entretenait une révolte. Et vivait dans des conditions qui, surtout en hiver, faisaient de la douche une affaire compliquée. Cette nuit, je glissais vers son lit, elle m’arrêtait: “tes pieds sentent”. Je m’étonnais. “Si tu veux entrer dans mon lit, disait-elle, il faut les savonner”. Ce matin, au réveil, j’ai pensé: j’ai son numéro de téléphone, je vais l’appeler. Cela fait vingt ans. Et j’ai continué ma journée.
Contretemps
Trait particulier du peuple, être en retard sur son destin. Sans quoi je vois mal comment nous supporterions encore une classe politique dont l’activité déployée a pour effet premier de nous faire perdre du temps alors que travaillent en pleine lumière une alliance des multinationales dont le dessein avoué est la réorganisation de l’espace matériel et mental.
Histoire du capital
La salle est calme.
Une bagarre éclate.
Il y a des insultes, des blessés, des morts, des gagnants et des perdants; les gagnants emportent les femmes de leur côté et volent le mobilier, les perdants se barricadent; les uns forment des projets et les imposent, les autres s’agitent, souffrent, manifestent et contre-attaquent; une autre bagarre est déclenchée, elle est générale et s’achève à l’épuisement des troupes.
Ensuite, le calme revient.
Je ne vois pas de meilleur moyen de résumer le capitalisme tel qu’il aura existé pendant deux siècles.
Oiseaux
Il y a quelque vingt-cinq ans, j’étais assis au pied d’une forêt de bonsaï dans l’aéroport de Singapour. A un moment, des oiseaux sifflent. Je me lève, je cherche dans les branches. C’est un enregistrement. Depuis Noël, chantent sur l’un des balcons de l’immeuble opposé à celui que nous habitons des oiseaux. Gala m’assure qu’ils sont électroniques. Je prétends que c’est impossible. En fin de compte, c’est elle qui a raison. De toute manière, chaque fois que je les entends, ils me réjouissent. Ces oiseux-là passent allégrement le test de Turing.