Mois : mars 2016

Extraordinaire

De son ami, D. me dit: “il n’est jamais sor­ti de Lau­sanne”. Je demande son âge.
- 46 ans. Un jour, l’an dernier il m’ap­pelle, ent­hou­si­aste. “Devine! me fait-il. J’ai réus­si, je suis mon­té dans un train, je te télé­phone depuis Mon­treux!”
- Extra­or­di­naire!
- Oui. D’après lui, c’é­tait dû à une pho­bie. Enfant, ses par­ents l’avaient emmené en pique-nique. Comme il jouait alors que sa mère l’in­vi­tait pour la troisième fois à regag­n­er la voiture, les par­ents avaient démar­ré. Ils sont venus le rechercher un quart d’heure plus tard.

Clients

Dans une banque au sys­tème d’at­tente organ­isé par un dis­trib­u­teur de tick­ets, je me pré­cip­i­tais sur un homme en blanc. Éton­né, il se retire.
- Excusez-moi, lui dis-je, j’ai cru que la borne où pren­dre son tick­et, c’é­tait vous.
- Pas du tout! Voyez! Vous retirez au dis­trib­u­teur automa­tique une blouse blanche comme celle-ci, vous la passez sur votre corps et vous rejoignez la file.

Bande dessinées

Vis­i­tant chaque pièce de la mai­son, je récupérais des albums de bande-dess­inée ver­moulus par­mi lesquels une aven­ture inédite de Tintin en Amérique cen­trale dont j’esquis­sais le pre­mier dia­logue.
- Oh, dit Milou décou­vrant le chauf­feur de taxi qui de la gare doit les emmen­er en ville, il est étrange!
-Il va fal­loir t’habituer, répondait Tintin, ce sont des Indiens. 

Espaces

Il n’y a rien. Toutes choses sont de ce côté de la nuit.

Chinois

Chaque ville, vil­lage, quarti­er et bien­tôt chaque rue a son com­merce chi­nois, tenu par une famille, ouvert de l’aube au couch­er du soleil. Plus proches de l’en­tre­pôt que du mag­a­sin, ces com­merces ont la par­tic­u­lar­ité d’être sans vit­rine. Une sim­ple ouver­ture dans le mur de façade donne accès au local. A la nuit, le pro­prié­taire tire un rideau de fer. A l’ex­cep­tion de la phar­ma­cie, des meubles et l’al­i­men­ta­tion, tous les pro­duits sont représen­tés. Bien que vastes, les locaux ne suff­isent jamais à les con­tenir tous et les éta­lages, chargés jusqu’au pla­fond et ser­rés les uns con­tre les autres, per­me­t­tent à peine à deux clients de se crois­er. La lumière de l’ex­térieur ne pénètre pas dans le local, des bar­res de néons éclairent la marchan­dise. Le sché­ma étant labyrinthique, l’habi­tude veut que l’on demande son pro­duit à l’en­trée du mag­a­sin. Le pro­prié­taire ou sa femme vous guident alors jusqu’au pro­duit. Ou plutôt, vous guidait. En effet, il y a dix ans, lors de l’im­plan­ta­tion de ces com­merces, l’un de mem­bres du cou­ple vous emme­nait dans le mag­a­sin tan­dis que l’autre gar­dait la caisse. Puis est venu le cousin, le neveu, bref une chi­nois d’im­mi­gra­tion plus récente. Le cou­ple, cri­ait en direc­tion des rayons un mot et il sur­ve­nait, aphone, empressé, vous indi­quait l’emplacement où chercher. Cela vient à nou­veau de chang­er: désor­mais, le cou­ple chi­nois se tient près de la caisse, devant l’ou­ver­ture, afin de prof­iter du peu de lumière qui pénètre dans le local et un ado­les­cent espag­nol arpente les rayons et répond à l’ap­pel des ses patrons lorsqu’un client veut obtenir un ren­seigne­ment (on imag­ine son salaire). Quant au cousin, il ouvert son pro­pre magasin.

Chute

Le gosse à vélo. Il chute. Il hurle en atten­dant que sa mère le relève. Elle accourt, le récon­forte. Il repart, chute encore. Elle le relève. Métaphore de l’e­sprit d’as­sis­tance général mis en place par l’E­tat et assor­ti d’une perte pro­por­tion­nelle de la lib­erté:  cer­tains esti­ment qu’il n’ont pas à appren­dre à se relever par leurs pro­pres moyens.

Thorstein Veblen

Anec­dote sur la car­ac­tère bour­ru de l’é­con­o­miste améri­cain d’o­rig­ine norvégi­en­ne auteur de La Théorie de la classe oisive, Thorstein Veblen cité par Heil­bron­ner : “Un étu­di­ant qui recopi­ait ses paroles avec empresse­ment lui ayant demandé de répéter une phrase, il répon­dit qu’il ne pen­sait pas qu’elle en vaille la peine. Il mar­mon­nait, il divaguait et il fai­sait des digres­sions. L’ef­fec­tif de ses class­es dimin­u­ait. L’une d’elles se ter­mi­na avec un élève; plus tard, dans un cen­tre uni­ver­si­taire, la plaque de sa porte où l’on pou­vait lire au début “Thorstein Veblen de 10h à 11h”, se trans­for­ma petit à petit en “lun­di de 10h à 10h 5 minutes”.

Services

Diplo­mate établi dans une dizaine de pays au cours de sa car­rière, mon père à gardé des ami­tiés à tra­vers le monde, mais il a aus­si con­servé des rap­ports de ser­vice avec des pro­fes­sion­nels étab­lis ici et là, voy­ageant d’un pays à l’autre, comme s’il changeait de quarti­er. Ain­si n’est-il pas rare de l’en­ten­dre dire à sa femme:
- Allons au Viet­nam la semaine prochaine, j’ai besoin d’une coupe de cheveux.

Magnitude

Mar­di Olof­so appelle. C’est le soir, il fait nuit. Nous dis­cu­tons plus d’une heure au télé­phone. Soudain, je sens quelque chose sous mes pieds (je suis assis dans le salon) et toutes les lumières de l’ap­parte­ment s’éteignent.
- Tu es là?
A peine Olof­so a‑t-elle le temps de dire “oui” que la com­mu­ni­ca­tion coupe. Je sors sur la ter­rasse et con­state que dans l’im­meu­ble d’à côté il y a de la lumière. J’ou­vre le boîti­er élec­trique et remonte le plomb. Je rapelle Olof­so:
- Il y a eu un trem­ble­ment de terre.
Cela lui paraît absurde. A moi aus­si.
Plus tard, je me couche. A trois heures du matin, j’en­tends le chien du voisin hurler der­rière le mur de ma cham­bre à couch­er. Je me redresse dans le lit et m’aperçois que juste avant d’être tiré du som­meil, j’ai sen­ti des vibra­tions. D’ailleurs, mon réveil s’est éteint. Hier soir, pour en avoir le cœur net, je tape une requête sur l’or­di­na­teur. L’in­sti­tut sis­mo­graphique a réper­torié huit sec­ouss­es sur les dernières 48 heures. La plus forte était de 6,1 sur l’échelle de Richter. L’onde vient de  la zone de la mer d’Al­baran, à dix kilo­mètres de pro­fondeur. Cepen­dant j’ai beau cher­ché, aucune sec­ousse n’a eut lieu aux alen­tours de 21h30 ni à 3 heures du matin.

Découverte

Un mère pousse son nou­veau-né dans un lan­dau. Elle regarde au loin, par-dessus le bébé. Celui-ci décou­vre la réal­ité le dos tourné à la rue. Arbres, immeubles, ciel, chiens, promeneurs sur­gis­sent dans son champ de vision. Je marche juste der­rière l’en­fant dont j’ob­serve le vis­age. Les yeux s’ou­vrent, se refer­ment, clig­nent: l’ex­pres­sion ne cesse de chang­er. Il est tour à tour ébahi, scep­tique, inqui­et, sur­pris. Il il lève la tête, attrape une image, baisse le regard, scrute, se dés­in­téresse, cherche ailleurs. Dans ce vis­age qui se con­fronte pour la pre­mière fois au monde, toutes les émo­tions sont déjà présentes.