- Non, me dit la Thaï, les cabanes sont occupées, je n’ai rien. Allez donc voir au débaracadère, peut-être que l’autre famille a un lit.
J’emprunte le sentier en sens inverse et retourne à la table où je me suis tenu en attente depuis mon arrivée à Wey, buvant de la bière.
- Aujourd’hui, nous n’avons pas de place, me dit la mère de famille. Allez voir par- là…
Je chausse mes sandales et pars dans la forêt. Sentier étroit, dévoré de racines. Un panneau avertit: serpents et scorpions. Je parierai qu’on en voit pas une par année. A mi-chemin, je croise Crank. Il est assis sur un rocher, enveloppé dans une serviette de bain.
- Alors?
- Rien.
- Va par là, il y a une troisième famille. Personne ne va par là. Enfin, pas les gens bien. Mais tu reviens demain matin, à l’heure ou le bateau quitte l’île, et tu demandes à nouveau une cabane,
Mois : mars 2015
Foule
Bateau
Sur la jetée, une femme aux cheveux longs, aux longues jambes, mange une soupe. Plus loin, une musulmane grille des filets de poisson sur une demi-tonneau de braise. Deux hommes jouent au Mahjong torse nu. Tout cela dans une atmosphère abstraite. Je fais quelques pas. Un navire militaire au canon bâché de noir est amarré en bout de jetée; debout devant les piles, des paysannes de la mer descellent au couteau des coquillages. La côte est semée de palmiers, c’est marée basse et les plages montrent un sable couleur rouille. Inutile de poser une question en anglais. Mieux vaut attendre qu’on me demande ce que je veux. D’ailleurs, si le bateau est bien à 16h00, je suis en avance. Je pars en promenade. A mon retour, même ambiance. La femme aux longues jambes a disparue, les joueurs dorment allongés sur un banc de pierre. Je fais une autre promenade. A mon retour, je découvre un yacht aux lignes épurées. Un blanc est en train de négocier son billet avec le marchand de soupes. Il est soulagé que je veuille aussi me rendre à Wey. Le capitaine ne fait pas le détour pour un seul passager, m’explique-t-il. Nous partageons les frais.
-Vous êtes déjà allé à Wey?
- Non.
L’homme est grand, large, il a le menton carré, les cheveux en brosse. Il est Hollandais Je remarque sa montre.
- Une Braun? Comme la marque d’électroménager?
- Steve Jobs aimait beaucoup le design de leurs frigidaires. Mon nom est Crank.
On nous embarque alors avec douze Thaïs sur le yacht. L’assistant distribue des gilets de sauvetage. Mieux vaudrait distribuer des tampons: les deux moteurs qui propulsent le bateau font un bruit d’usine. Il faut dire qu’il sont efficaces: un heure plus tard, nous accostons un ponton de planches. Crank me hisse.
- Tu sais où dormir?
- Non.
- Alors il faut que tu ailles par là.
- Tu restes combien de temps dans l’île?
- 80 jours.
Et il disparaît dans la forêt.
J’emprunte un sentier qui amène à une plage bordée de palmiers. Dans leur ombre, en retrait, une cabane à ciel ouvert. La chaleur est écrasante. Un Thaï balaie le sable. Je lui demande que faire? Il me fait signe qu’il ne faut pas parler et indique une panneau accroché à l’entrée de la cabane: “16h00-18h00 repos”
Taxi
Je me renseigne. Il y aurait un bateau à 16h00. Le taxi m’embarque sur le pont arrière. Stationnés place du marché, ces taxis collectifs chargent jusqu’à dix personnes sur leurs banquettes longitudinales, mais leur horaire de départ, soumis à la demande, est aléatoire. Je pars donc seul. Le chauffeur est jeune, gominé, il porte la chemise. Il sent le parfum. En province, autant de signes de prétention. Il démarre et file dans la mauvaise direction. Nous voici en périphérie, dans une station-service. La fille qui fait le plein ne me quitte pas des yeux. Je n’ose plus regarder: chaque fois elle sourit. le chauffeur m’interrompt: il demande le prix de la course. Je refuse.
- Pour payer l’essence, dit-il.
Je paie. Nous démarrons. La fille agite la main.
Jusqu’au port, une section de route droite de vingt kilomètres. Plusieurs fois, je crois voir ma fin. Le taxi file une vitesse mortelle. Il me vient à l’esprit que le type vient de se faire larguer. Ou plutôt: il a perdu au jeu. Ou encore, il aurait préféré embarquer 20 ménagères. Que faire? Et si je frappais à la vitre. Elle est obscurcie. Il ne me verra pas, mais il m’entendra. Non, cela n’aurait aucun effet. Me revient en mémoire Bornéo et Java. A bout de nerfs, il m’est arrivé de descendre du bus en pleine nuit, sur un bord de route. Nous roulons de plus en plus vite. Lorsqu’une courbe se présente, le chauffeur dépasse à l’aveugle. Dans le fossé, j’aperçois trente autels rouge et argent. Pour me distraire du danger, je spécule. Que font-il là? Je parie pour un camion qui aura perdu son chargement. Pourquoi personne ne les ramasse‑t il? Superstition. La présence de tant d’autels n’a pas suffit à éviter l’accident, dès lors, ces autels portent malheur. Mieux vaut ne pas les toucher. (Une semaine plus tard, repassant au même endroit dans des conditions normales, je comprendrais qu’il s’agit d’une chapelle ardente). Notre vitesse est toujours aussi périlleuse. Si le taxi sort de la route, je serai éjecté à plus de vingt mètres à la façon des hommes-fusées dans les bande-dessinées de 1950. Sauf que je ne porte pas de casque. Et ce champignon d’accélérateur qui semble dépourvu de buttoir! Le chauffeur enfonce et enfonce. Quand apparaît la jetée, il enfonce une dernière fois, pile sur les freins devant la rampe de mise à l’eau des bateaux, tourne son taxi. A peine ai-je sauté, qu’il redémarre sans même baisser la vitre.