Je me renseigne. Il y aurait un bateau à 16h00. Le taxi m’embarque sur le pont arrière. Stationnés place du marché, ces taxis collectifs chargent jusqu’à dix personnes sur leurs banquettes longitudinales, mais leur horaire de départ, soumis à la demande, est aléatoire. Je pars donc seul. Le chauffeur est jeune, gominé, il porte la chemise. Il sent le parfum. En province, autant de signes de prétention. Il démarre et file dans la mauvaise direction. Nous voici en périphérie, dans une station-service. La fille qui fait le plein ne me quitte pas des yeux. Je n’ose plus regarder: chaque fois elle sourit. le chauffeur m’interrompt: il demande le prix de la course. Je refuse.
- Pour payer l’essence, dit-il.
Je paie. Nous démarrons. La fille agite la main.
Jusqu’au port, une section de route droite de vingt kilomètres. Plusieurs fois, je crois voir ma fin. Le taxi file une vitesse mortelle. Il me vient à l’esprit que le type vient de se faire larguer. Ou plutôt: il a perdu au jeu. Ou encore, il aurait préféré embarquer 20 ménagères. Que faire? Et si je frappais à la vitre. Elle est obscurcie. Il ne me verra pas, mais il m’entendra. Non, cela n’aurait aucun effet. Me revient en mémoire Bornéo et Java. A bout de nerfs, il m’est arrivé de descendre du bus en pleine nuit, sur un bord de route. Nous roulons de plus en plus vite. Lorsqu’une courbe se présente, le chauffeur dépasse à l’aveugle. Dans le fossé, j’aperçois trente autels rouge et argent. Pour me distraire du danger, je spécule. Que font-il là? Je parie pour un camion qui aura perdu son chargement. Pourquoi personne ne les ramasse‑t il? Superstition. La présence de tant d’autels n’a pas suffit à éviter l’accident, dès lors, ces autels portent malheur. Mieux vaut ne pas les toucher. (Une semaine plus tard, repassant au même endroit dans des conditions normales, je comprendrais qu’il s’agit d’une chapelle ardente). Notre vitesse est toujours aussi périlleuse. Si le taxi sort de la route, je serai éjecté à plus de vingt mètres à la façon des hommes-fusées dans les bande-dessinées de 1950. Sauf que je ne porte pas de casque. Et ce champignon d’accélérateur qui semble dépourvu de buttoir! Le chauffeur enfonce et enfonce. Quand apparaît la jetée, il enfonce une dernière fois, pile sur les freins devant la rampe de mise à l’eau des bateaux, tourne son taxi. A peine ai-je sauté, qu’il redémarre sans même baisser la vitre.