Rue de Romont où j’attends Gala et les enfants, deux militants distribuent aux passants des papillons pour les engager à voter contre l’initiative socialiste de plafonnement des salaires dans un rapport un-douze ce qui, hors charabia, singifie que le salarié le mieux payé du pays ne pourra, si la loi était adoptée, gagner plus de douze fois le salaire minimum.
Paraît D., écrivain et animateur radio. Il est accompagné d’un poète qui m’a déjà été présenté deux fois, avec qui j’ai collaboré à l’écriture d’un ouvrage collectif, qui m’ignore ou veut m’ignorer. Un homme profond, à n’en pas douter; il ne parle pas, salue à peine.
Me voici donc à palabrer avec D, pour qui j’ai de l’estime et de l’amitié, garçon volubile et amateur de bons mots qui, avisant le stand par-dessus mon épaule, me félicite sur le mode ironique de travailler avec la droite contre cette initiative de va-nu-pieds. Je renchéris et comble de chance, atterrit à mes pieds un papillon qui semble avoir glissé de ma poche — il s’est envolé de la pile posée du la table des militants — ce qui donne tout loisir à D. de relancer ses accusations, lesquelles, jouent sur la prétendue connaissance qu’il a — drôle d’attitude — de la nature de mes convictions. Je cesse alors de jouer.
- 50’000 francs deviendrait le plus haut salaire de Suisse, lui dis-je, c’est ridicule? As-tu déjà pensé au travail qu’exige la direction d’une grande banque ou d’une entreprise de plusieurs milliers d’employés? Ces patrons-là s’énervent, se déplacent sans cesse, dorment à peine !
Le poète, qui est au-dessus de ces bavardages, ou chez les Muses, fait:
- Hum, hum!
Plus combattif, D, se récrie:
- C’est les ouvriers qu’il faut augmenter!
Ce que j’admets, sans voir en quoi la revendication disqualifie mon propos.
D. propose de se battre. Je suggère de se brouiller, puis, si nécessaire, d’en venir aux mains. Le rire l’emporte. D. fait alors état de ses prochains voyages subventionnés: Le Transsibérien, le Cambodge…
- Et rendez-vous compte, nous dit-il, j’ai obtenu de l’argent pour me rendre à Canton, mais l’Etat n’a pas voulu payer mon billet d’avion. Le service m’a informé qu’il n’y avait pas de base légale.
- Hum, hum, fait le poète.
- Pas de base légale!, insiste D.
Le poète réfléchit.
- C’est scandaleux, juge-t-il, et il touche sa barbe.