Incubateur

Pen­dant un an et demi, domi­cil­ié au Criblet, face à l’Hô­tel Elite, étab­lisse­ment du cen­tre ville qui offre des cham­bres mod­estes à prox­im­ité de la gare, j’ai enten­du jour et nuit les roulettes des valis­es de voyageurs grat­ter le bitume. Cela me per­me­t­tait de savoir ce que deve­nait la per­son­ne. Soit elle entrait dans le bâti­ment, se dirigeait vers la récep­tion et le bruit s’in­ter­rompait, soit le bruit repre­nait, signe prob­a­ble que le prix affiché était trop élevé et que la per­son­ne ten­tait sa chance à l’auberge de jeunesse située à quelques pas, dans l’an­cien hôpi­tal des Bour­geois. Mais une autre ques­tion est de savoir ce que deve­naient ces per­son­nes après qu’elles aient trou­vée place à l’hô­tel ou à l’auberge, car force était d’ad­met­tre qu’il y avait plus de valis­es qui finis­saient de rouler qu’il n’y avait de valis­es qui com­mençaient de rouler. Peut-être avait-on affaire à un cen­tre de recrute­ment de tra­vailleurs? Ceux-ci, arrivés par leurs pro­pre moyens, repar­taient à bord de la voiture de quelque placeur? Dans ce cas, la valise, à la sor­tie, n’é­tait plus roulée, mais trans­portée de la porte de l’étab­lisse­ment au cof­fre de la voiture garée à bonne hau­teur, sur une place réservée. Ou alors, les per­son­nes dis­parais­saient. C’é­tait ma théorie favorite. Ces faux touristes sont des immi­grés. Le bâti­ment est une plate­forme: les per­son­nes entrent avec pour tout vête­ment ceux qu’elles por­tent et pour tout bien ce que con­tient la valise. A l’in­térieur des cham­bres, elles sont trans­for­mées et ren­voyées vers leur des­ti­na­tion finale, en Suisse et au-delà, en Europe. Gala, soucieuse de défaire mon raison­nement, jurait que hormis quelques touristes, l’hô­tel Elite n’hébergeait que des pro­fesseurs d’U­ni­ver­sité. Elle se ren­dit à la récep­tion. L’homme instal­lé der­rière le bureau ne par­lait pas français (à sa place j’au­rais cher­ché sa valise). Elle vit le patron, un homme chenu qui s’épui­sait à fumer trois paque­ts de cig­a­rettes par jour. Il con­fir­ma. Des pro­fesseurs. Pen­dant une péri­ode, ayant une chance sur deux de me trou­ver devant la fenêtre au moment où une valise à roulettes finis­sait sa course rue du Criblet (la pièce de l’ap­parte­ment ayant une largeur hors tout de trois mètres), je l’ap­pelais pour lui désign­er les pro­fesseurs arrivants: celui-là avec une veste de bûcheron, cet autre en pan­talon de jog­ging et pan­tou­fles, ce troisième, indi­en du sous-con­ti­nent, une mar­mite sous le bras. Non, il y avait autre chose. Quelque part dans ce bâti­ment fonc­tion­nait un incu­ba­teur de tal­ents. De fait, une preuve de ce que j’a­vançais me fut bien­tôt fournie: le soir, en façade, les cham­bres demeu­raient éteintes.
- Il y en a de l’autre côté.
- Ah non ! Der­rière, c’est des bureaux. 
Mais Gala, comme à son habi­tude, se mon­tra la plus forte.
- Ils n’al­lu­ment pas, c’est tout. Il n’y a que toi qui a besoin de tant de lumière!