En août, à Epineuil-le-Fleuriel, chez Bernard Stiegler. Sa femme Car­o­line m’ac­cueille. Elle dit de laiss­er la BMW con­tre le moulin. J’ai téléphoné pour savoir si je pou­vais dormir dans le jardin. J’empoigne ma tente, elle me guide à tra­vers la pro­priété de ses par­ents. Haut por­tail de fer blanc, parter­res de fleurs, légumes. Le père fait des tartes, caresse son chien, me fait voir les lim­ites du ter­rain, con­seille de piquer la tente près du bief. Peu après un jet tour­nant se met en marche. Hereuse­ment j’ai tiré la toile. Chaleur énorme. Puis le sémi­naire débute dans la grange. Philosophes d’Ars Indus­tri­alis et invités anglais, cana­di­ens, améri­cains. Toutes les allo­cu­tions en anglais. Et ardues. Pour moi s’en­tend. Je me con­cen­tre et com­prend ce que je peux. Durant les paus­es, je tourne en rond. J’aimerais récupér­er mon cahi­er dans la BMW. Je n’ose pas. Ouvrir mon cof­fre à télé­com­mande sous les yeux de ces philosophes endur­cis. Le lende­main, avant le repas, j’embarque un chercheur en esthé­tique (le corps sans organe chez Deleuze) et un méta­physi­cien (Pla­to’s antin­o­my). Nous allons au vil­lage. Au super­marché ils achè­tent du den­ti­frice et de l’eau, j’achète des bis­cuits au choco­lat, du choco­lat, un pain et du miel. De retour à Epineuil, je fourre le tout dans la tente, sourit au jar­dinier , un homme tra­pu, au crâne cabossé, qui aime con­vers­er avec le chien, celui que je red­oute — et je retourne dans la grange. Dix heures de con­férences. Pas­sio­n­antes, quand je com­prends. Pusi il se met à pleu­voir. Le bief débor­de, le lac du moulin débor­de, le chien s’ébroue. J’ou­blie de fer­mer la tente, la tente est inondée. J’éponge et dors comme je peux. Bien. En fait je suis assom­mé par le poids de la pen­sée. L’eau n’y fait rien. Ce jour-là, à midi, nous man­geons du pois­son et des volailles. Car­o­line cui­sine, ses par­ents m’ac­cueil­lent pour le petit-déje­uner avec des con­fi­tures faites main, des brioches aux figues, des nap­per­ons brodés, et une gen­til­lesse. Il tien­nent une mai­son d’hôte et moi je dors dans leur jardin (je pen­sais que ces philosophes étaient une bande de hip­pies). Autour de la table des philosophes qui vivent dans les cham­bres payantes et une gamine ital­i­enne avec son papa ital­ien. Elle par­le anglais, français, ital­ien, alle­mand, elle a douze ans et joue du vio­lon. Pen­dant les con­férences, elle écoute. Il con­tin­ue de pleu­voir. Nou­velle journée de réflex­ion: Lacan, Husserl, Niet­zsche. Dix heures, intens­es. Le soir j’ose ouvrir mon cof­fre. Je prélève une boîte de ma palette de bière, puis non: six. Qua­tre pour moi, deux au cas où un philosophe s’in­téresserait à la bière. En fin de compte il me faut retourn­er à la BMW pour sat­is­faire tout le monde. Du coup la BMW devient un objet intéres­sant. Fas­ciste, cap­i­tal­iste, trans­gres­sif, bour­geois, mais pas inutile en tant que mag­a­sin à bière. Il pleut tou­jours. La tem­péra­ture a bais­sé, mais un pull per­met de tenir dix heures assis dans la grange sans pren­dre froid. A la pause, le ven­dre­di, je retourne à la tente. Paquet de bis­cuits vide. Plus un bis­cuit. J’avais com­mencé par le miel, le pain et le choco­lat. Je n’avais pas touché un bis­cuit. La tente était fer­mée. Et pas une miette au sol. Ce n’est donc pas le chien. Je véri­fie mes affaires une à une. J’ou­vre mon porte­feuille. Prob­lème: au moment de par­tir je colle en général quelques bil­lets de 500 euros. Cette fois, j’é­tais pressé, je ne sais plus si j’en ai mis un, deux ou trois. Com­ment aller dire à Car­o­line que mes bis­cuits ont dis­paru et peut-être mes bil­lets de 500 euros. Com­ment expli­quer que je me promène avec des bil­lets de 500 euros que je prélève dans une pile de bil­lets de 500 euros pour ne rien laiss­er sur les comptes en banque? Je le lui dis. Le same­di, fin du sémi­naire, je salue les philosphes, Stiegler, Car­o­line, les par­ents, pas le jar­dinier, et je prends la route. Tem­pête sur les 600 kilo­mètres. A Saint-Eti­enne, le périphérique à la con­sis­tance d’un mau­vais orage. Des feux, des coups de frein, le bruit des essuie-glaces et des files de voitures égarées dans le ciel et dans l’eau. A Valence, je fais le tour de la gare TGV, je refais le tour de la gare TGV à l’en­vers. Je finis par trou­ver Gala. Elle se tient sous un para­pluie cassé. C’est épou­vantable, dit-elle. Le cen­tre de Valence est fer­mé à la cir­cu­la­tion, les pom­piers déga­gent les voies. Hôtel affreux, tenue par une noir en hail­lons. Armoire qui grince, lit creusé. Et pour trou­ver l’en­trée du park­ing, il me faut tra­vers­er la place de je-ne-sais quoi (De Gaulle j’imag­ine) en sens inter­dit. Au pub, ham­burg­er surgelé. Au lit, Gala nouée comme un planche. Scène, pleurs, nuit d’amour.