Mois : juin 2011

Après Ogro­rog, je ne vois pas de texte pos­si­ble. Je m’en réjouis. Les pos­si­bil­ités ne man­quent pas lorsqu’on sait n’avoir rien à dire. Cela sig­ni­fie, je vais parler.

Dîtes votre pen­sée. Je le fais. Chaque jour mieux et plus. Ce qui revient à dire dans les ter­mes où on a pen­sé. Mines défaite de l’in­ter­locu­teur. Il regarde autour de soi. Il se sent com­plice de ce qui a été dit, et s’en inquiète. C’est à pâlir de rire, mais le rire est court car l’in­ter­locu­teur machine aus­sitôt pour en référ­er à des voisins, des témoins, des instances, signe cer­tain de l’es­saim­age dans les esprits d’une men­tal­ité qui pré­pare une mau­vaise dis­per­sion de la liberté.

Ogro­rog récom­pen­sé du prix Den­tan. Le pro­fesseur André Wyss m’ap­pelle. Je le remer­cie et par cour­ri­er, peu après, le remer­cie encore. Je suis con­tent. Ren­dez-vous est don­né pour la céré­monie qui a lieu à Lau­sanne, place Saint-François, dans le salon du Cer­cle lit­téraire.
- A six heures.
- Je viendrai à moins quart.
- Inutile, venez à six heures.
Le jour dit, et pour la pre­mière fois de ma vie, au lieu de mon­ter à pied en ville, je prend le métro à la gare, puis l’as­censeur. Sur le Grand pont je croise mon père. Il me par­le de la loca­tion du camion, same­di dans quinze jours, des meubles qu’il fau­dra que je charge au Mau­pas, me fait not­er l’heure, demande si j’au­rai un ouvri­er à sa dis­po­si­tion.
- Papa, je dois y aller.
- Tu prends le camion la veille ou le matin?
- Papa…
Je prends de la dis­tance, dépasse le Café Romand et m’aperçois que je ne con­nais pas l’adresse. Aucune invi­ta­tion n’a été envoyée. Pour m’être ren­du au Cer­cle il y a qua­tre ans, lorsque Cather­ine Safonoff l’a eu au dernier tour con­tre Trois diva­ga­tions, je croy­ais retrou­ver aus­sitôt la porte d’im­meu­ble. Je fais quelques pas et ren­con­tre ma mère. Mon père est der­rière moi. 20 ans qu’il ne se sont pas vus. Je lis les plaques d’un immeu­ble — c’est au pre­mier. Ma mère et moi atten­dons l’as­censeur. A quelques mètres, mon père. Il se rap­proche à petits pas. Je monte par l’escalier. J’ai le temps de voir la porte de l’as­censeur qui s’im­mo­bilise au rez, mon père qui rebrousse chemin.
A l’é­tage, André Wyss se pré­cip­ite sur moi:
- Mais enfin, où étiez-vous? On attend plus que vous.
Un oeil à ma mon­tre, il est 18h01.
Le salon donne sur la place et pos­sède une belle chem­inée. Des toiles sont accrochées aux murs, il y a une bib­lio­thèque vit­rée. Et quar­ante per­son­nes sur des chais­es pli­antes. Per­son­nes âgées. Je recon­nais ma mère et Isabelle Ruf, à qui je tourne le dos en prenant place sur la chaise qu’on m’as­signe à côté de l’autre lau­réate, Douna Loup, fille jeune, déli­cate, aux traits slaves. Le pro­fesseur ordonne ses feuilles et entame les éloges des oeu­vres. L’embrasure puis Ogro­rog. Ponc­tu­a­tion indiquée par le souf­fle, sub­or­don­nées impec­ca­bles, lex­ique savant, métic­uleux. Même per­fec­tion qu’il y a qua­tre ans pour par­ler du livre de Cather­ine, Autour de ma mère. Langue plus décon­trac­tée toute­fois quand il par­le d’Ogro­rog que pour van­ter le roman de Douna Loup, ce que j’ap­pré­cie. Il évoque Cin­gria (bien), Que­neau (bien), Beck­ett (bien), Wag­n­er(?). Puis la jeune fille se lève, tire une feuille de sa poche, lit des remer­ciements, dit son émo­tion (qu’elle a notée). Je me demande ce que je vais pou­voir dire. Or il faut. “Mer­ci” ne suf­fit pas. Alors je leur racon­te que j’aime “les cheva­liers de l’an mil au lac de Pal­adru”, tirade de Jaoui dans On con­naît la chan­son de Resnais, citée par Wyss, et m’aven­ture à com­par­er l’ef­fort du cycliste au dual­isme cartésien. Du coin de l’oeil je vois, dans le coin du salon, mon père sous un tableau trop grand, au pre­mier rang ma mère. Mon ancien patron aus­si. Pas l’éditrice qui, plus tard, par sms, comme je m’in­quiète de son absence, me dira “je n’ai pas été invitée”(?)
Applaud­isse­ments quand je sig­nale que j’en ai fini, le pro­fesseur me remet l’en­veloppe con­tenant le prix et les gens se diri­gent vers la table de cock­tail. Une heure plus tard, je suis sur la place Saint-François avec mon ancien patron, nous fumons, tout le monde est par­ti. Appa­raît la jeune fille, avec un homme, que je n’avais pas remar­qué à l’é­tage et qui me dit, avec une pointe d’a­gres­siv­ité:
- Je suis son mari.
La mère de la lau­réate les accom­pa­gne.
- Tu as ouvert ton enveloppe? je demande à la jeune fille.
Elle l’ou­vre et me mon­tre qua­tre bil­lets de mille francs. Puis le trio s’en va. Avec mon ancien patron, nous prenons une table au Café Romand, aval­ons six demi-litres de bière, et à neuf heures, je fais mon lit dans mon bureau de la gare.

Aplats de fram­bois­es entre le pom­mi­er et la véran­da. Le soleil les cuit et je ne crois pas pou­voir les goûter toutes avant qu’elles ne virent au noir. Et tou­jours les douch­es au jet froid, dans le jardin, qu’il pleuve ou qu’il fasse beau. A la fin de la semaine, après deux ans, je devrais pou­voir utilis­er ma salle de bains.

Chez le chef de la Police de Fri­bourg. Bon­homme, assuré, direct. Sat­is­fac­tion d’avoir à faire à un per­son­nage qui a des épaules. Il écoute mes propo­si­tions, prend le temps de réfléchir, répond. Sait dire “oui” et “non”. Fail­lite absolue de Genève dans cette com­para­i­son. Langue de bois et veu­lerie des tech­nocrates, pour une bonne part importés de France et du tiers-monde.

Travaux éprou­vants dans la mai­son. Pous­sière de plâtre dans les nar­ines, boue dans les pas­sages, cri des meuleuses. Et les ques­tions inces­santes des arti­sans afin de résoudre des prob­lèmes qui, réflex­ion faite, sont sans solu­tion. Mon compte en banque fond. Ce n’est pas une expres­sion. Hier, la salle de bains était car­relée. Aujour­d’hui, après con­stat de la médi­ocrité du tra­vail, un nou­veau car­releur est sur place. Il démonte la faïence neuve et la jette à la benne. C’est une expres­sion. Il n’y pas de benne. Des tas se for­ment devant la mai­son. Il fau­dra débar­rass­er. Pour met­tre où? A la déchet­terie le fonc­tion­naire m’ex­plique qu’il n’ac­cepte pas plus de tant et tant de kilos de gra­vats. Le con­seil munic­i­pal me con­voque. Des vil­la­geois qui cherchent leurs mots. Et trou­vent des expres­sions à la mode telles que “mise aux normes”, “inter­com­mu­nal­ité”, “ser­vice juridique”.

Film sur les moines du Mont-Athos. L’un d’eux, un bout de bâton à la main, remue des crânes:
- Je m’habitue à penser que je fini­rai ici, au milieu de mes com­pagnons.
- De quand datent-ils?
- Oh! les plus anciens sont du XVI­Ième.
(Les moines sont enter­rés, puis déter­rés et leur squelette porté sur le tas.)

Le long de la route, pan­neaux qui font appel aux mécènes: adopt this high­way. La plu­part ont trou­vé pre­neur, ain­si lit-on par exem­ple: his familiy ded­i­cates this high­way to the hon­or of Jon Spencer jr.

Vil­lage de deux cent âmes, com­mu­nauté suiv­ante à cent kilo­mètres. Riv­ière qui creuse un pré. Je pense à “La pêche à la tru­ite en Amérique”. Ce for­mi­da­ble élan de générosité hip­pie. Même quand le sang coule, il est sucré.

Tout est inter­dit, réprimé, amend­able. Petit formel admin­is­tratif de la peur. Qui suf­fit à expli­quer la créa­tion d’un mythe de la lib­erté, de l’ex­cès, de la folie, de l’ex­cen­tric­ité. Hol­ly­wood est l’en­vers de la réal­ité américaine.