Ogro­rog récom­pen­sé du prix Den­tan. Le pro­fesseur André Wyss m’ap­pelle. Je le remer­cie et par cour­ri­er, peu après, le remer­cie encore. Je suis con­tent. Ren­dez-vous est don­né pour la céré­monie qui a lieu à Lau­sanne, place Saint-François, dans le salon du Cer­cle lit­téraire.
- A six heures.
- Je viendrai à moins quart.
- Inutile, venez à six heures.
Le jour dit, et pour la pre­mière fois de ma vie, au lieu de mon­ter à pied en ville, je prend le métro à la gare, puis l’as­censeur. Sur le Grand pont je croise mon père. Il me par­le de la loca­tion du camion, same­di dans quinze jours, des meubles qu’il fau­dra que je charge au Mau­pas, me fait not­er l’heure, demande si j’au­rai un ouvri­er à sa dis­po­si­tion.
- Papa, je dois y aller.
- Tu prends le camion la veille ou le matin?
- Papa…
Je prends de la dis­tance, dépasse le Café Romand et m’aperçois que je ne con­nais pas l’adresse. Aucune invi­ta­tion n’a été envoyée. Pour m’être ren­du au Cer­cle il y a qua­tre ans, lorsque Cather­ine Safonoff l’a eu au dernier tour con­tre Trois diva­ga­tions, je croy­ais retrou­ver aus­sitôt la porte d’im­meu­ble. Je fais quelques pas et ren­con­tre ma mère. Mon père est der­rière moi. 20 ans qu’il ne se sont pas vus. Je lis les plaques d’un immeu­ble — c’est au pre­mier. Ma mère et moi atten­dons l’as­censeur. A quelques mètres, mon père. Il se rap­proche à petits pas. Je monte par l’escalier. J’ai le temps de voir la porte de l’as­censeur qui s’im­mo­bilise au rez, mon père qui rebrousse chemin.
A l’é­tage, André Wyss se pré­cip­ite sur moi:
- Mais enfin, où étiez-vous? On attend plus que vous.
Un oeil à ma mon­tre, il est 18h01.
Le salon donne sur la place et pos­sède une belle chem­inée. Des toiles sont accrochées aux murs, il y a une bib­lio­thèque vit­rée. Et quar­ante per­son­nes sur des chais­es pli­antes. Per­son­nes âgées. Je recon­nais ma mère et Isabelle Ruf, à qui je tourne le dos en prenant place sur la chaise qu’on m’as­signe à côté de l’autre lau­réate, Douna Loup, fille jeune, déli­cate, aux traits slaves. Le pro­fesseur ordonne ses feuilles et entame les éloges des oeu­vres. L’embrasure puis Ogro­rog. Ponc­tu­a­tion indiquée par le souf­fle, sub­or­don­nées impec­ca­bles, lex­ique savant, métic­uleux. Même per­fec­tion qu’il y a qua­tre ans pour par­ler du livre de Cather­ine, Autour de ma mère. Langue plus décon­trac­tée toute­fois quand il par­le d’Ogro­rog que pour van­ter le roman de Douna Loup, ce que j’ap­pré­cie. Il évoque Cin­gria (bien), Que­neau (bien), Beck­ett (bien), Wag­n­er(?). Puis la jeune fille se lève, tire une feuille de sa poche, lit des remer­ciements, dit son émo­tion (qu’elle a notée). Je me demande ce que je vais pou­voir dire. Or il faut. “Mer­ci” ne suf­fit pas. Alors je leur racon­te que j’aime “les cheva­liers de l’an mil au lac de Pal­adru”, tirade de Jaoui dans On con­naît la chan­son de Resnais, citée par Wyss, et m’aven­ture à com­par­er l’ef­fort du cycliste au dual­isme cartésien. Du coin de l’oeil je vois, dans le coin du salon, mon père sous un tableau trop grand, au pre­mier rang ma mère. Mon ancien patron aus­si. Pas l’éditrice qui, plus tard, par sms, comme je m’in­quiète de son absence, me dira “je n’ai pas été invitée”(?)
Applaud­isse­ments quand je sig­nale que j’en ai fini, le pro­fesseur me remet l’en­veloppe con­tenant le prix et les gens se diri­gent vers la table de cock­tail. Une heure plus tard, je suis sur la place Saint-François avec mon ancien patron, nous fumons, tout le monde est par­ti. Appa­raît la jeune fille, avec un homme, que je n’avais pas remar­qué à l’é­tage et qui me dit, avec une pointe d’a­gres­siv­ité:
- Je suis son mari.
La mère de la lau­réate les accom­pa­gne.
- Tu as ouvert ton enveloppe? je demande à la jeune fille.
Elle l’ou­vre et me mon­tre qua­tre bil­lets de mille francs. Puis le trio s’en va. Avec mon ancien patron, nous prenons une table au Café Romand, aval­ons six demi-litres de bière, et à neuf heures, je fais mon lit dans mon bureau de la gare.