Le Grand Jeu

“Je te dirai: est un maître celui qui donne des occa­sions de s’in­stru­ire… Un maître ne pensera jamais pour toi : il te fourni­ra des occa­sions de penser que tu peux saisir ou ne pas saisir; si tu les sai­sis, tu recon­naî­tras qu’il a été un maître pour toi, sinon, non. Enfin, peu à peu, tu appren­dras (et j’ap­prendrai) à con­sid­ér­er tout homme, toute chose, tout fait, comme une occa­sion de penser, donc comme un maître. []”. Let­tre de René Dau­mal à Roland de Renéville à pro­pos de Alexan­dre de Salz­mann, échange épis­to­laire entre les mem­bres du Grand Jeu.

Blanc-sein

Vicaires de Dieu. Du pape au bedeau. Attrapés, ils font excuse de leurs erre­ments. Ils ont tort: le vic­ari­at est le sein des ayants-droits. Sinon, à quoi bon l’u­ni­forme? Suf­fit de croire en Dieu. Qui se moque des uniformes. 

Guerre contre le peuple

Robots et immi­grés, les deux objets qu’il faut posi­tion­ner et relay­er sur les ter­ri­toires d’Oc­ci­dent afin de court-cir­cuiter le flux vivant de la civilisation.

Famille

Dou­ble réu­nion à Munte­lier sous le sol pleureur qui abrite le van. Avec Mon­père et sa femme d’abord, avec les enfants ensuite. Table de pique-nique, olives espag­noles, laitue espag­nole, rouge espag­nol. Mon­père me rap­porte la lampe à pét­role géante que j’ai util­isée il y a dix ans dans la mon­tagne de l’Obler­land alors que j’écrivais Aca­blar. Lampe com­pliquée, dif­fi­cile à allumer et lourde, et encom­brante. Qui dès le deux­ième jour, alors que la neige tombait, que les tem­péra­tures chutaient, ne don­na plus aucune flamme. La voici embar­quée dans le van et je devine que je l’emporterai en Bav­ière la semaine prochaine, puis en Slovénie et en Hon­grie avant de la ramen­er en Aragon et de la jeter — ou de la garder, l’essen­tiel étant de n’avoir pas à la ral­lumer. Les enfants? Bien — très bien. Des adultes. Etu­di­ant, tra­vail­lant. Pour ce que l’on sait d’eux. Mais le rôle d’un père n’est pas de savoir, il est d’aider quand s’en man­i­feste le besoin, de con­seiller quand il y a problème. 

Muntelier 2

Assis en rond sous des para­sols en bois de palme, tournés en direc­tion le lac et du Mont Vul­ly, les hôtes du camp­ing admirent le paysage. Plus tard ils pho­togra­phient le couch­er de soleil thaï­landais. La nuit venue, un vieil­lard à cheveux longs monte sur un tabouret à vis. Il joue au clavier Kiss, Cochran et Polo Hof­fer. Des étu­di­ants loués pour ce dernier same­di de l’été ser­vent des frites et des ham­burg­ers. Le sen­tier qui con­duit à mon van est pavé de nains.

Muntelier

Van instal­lé sur la berge du Lac de Morat, à Munte­lier. Canards gis et poules d’eau jouent de la flûte, les roseaux bal­an­cent, les voisins sont Bernois, Bâlois, Schwytzois. 

Pays

Frappe en Suisse lorsqu’on arrive de Hon­grie et d’Es­pagne l’im­pos­si­bil­ité de s’in­téress­er aux corps et aux vis­ages, l’im­pos­si­bil­ité de s’in­téress­er aux per­son­nes, de façon générale au vivant tant la cod­i­fi­ca­tion légale de l’e­space embri­gade le cerveau.

Château carton

En route pour Genève, il faut une étape. L’an dernier, j’ai renon­cé à me loger dans cette cham­bre sup­pos­i­toire entée sur un park­ing de super­marché de Balaruc, après sept cent kilo­mètres de con­duite le lieu oblige à boire plus que la mesure pour effac­er quelque peu le décor. Vers Lézig­nan-Cor­bières, comme nous roulions dans la direc­tion de l’Es­pagne juste après l’af­faire de la saisie de la Dodge par la police saint-gal­loise, Gala et moi avions cru trou­ver un havre; Gala à dire vrai, car je n’é­tais pas sans remar­quer les moquettes puantes et le gérant ivrogne donc absent, mais il y a avait le repas, un menu à prix mod­este. Donc ce soir, une fois négo­ciés les gira­toires-pots-de-fleur, nous voici au Mas de Gauzac, joli nom pour une bâtisse rose cochon dans un envi­ron­nement de hangars. Pas de moquette cette fois. Arrachée. Ni de gérant dans son jus. Rem­placé. Bonne nou­velle, le frigidaire du van a fait de mer­veilles: ma Skol brésili­enne est à point. Pen­dant que Gala se remaquille, j’avale des can­nettes. A dix-neuf heures, nous dînons. Touristes belges, camion­neurs roumains, piscine vide, sur­vol d’avion­nettes (club aéro­nau­tique de Lézig­nan). La diges­tion du sec­ond plat n’est pas com­mencée, me vient un mal à l’estom­ac. Dans cet état on voit mieux l’é­tat de mis­ère de la France: salle à manger aux parois trouées, vais­selle grasse, serveur intéri­maire, chais­es ban­cales, ce que résume cet objet inouï poussé dans un coin de mur: un bal­ai au manche cassé rafis­tolé au scotch. Nous éteignons pour la nuit. Côté estom­ac, les douleurs aug­mentent. Je peine à dormir. Je ne dors pas, je rêve. Où sont-ce des hal­lu­ci­na­tions? Quand le jour point, je suis défait. Lev­ée, Gala s’agite et vitupère: “ah les salauds, les crim­inels, ils vont m’en­ten­dre!” “Ce repas, dis-je, c’est de la bouil­lie pre­mier prix en bar­quette!”. Mais Gala par­le de la plomberie. Bruits d’eau, grince­ments, glou­glous, bou­chons, elle a rai­son, la tuyau­terie n’a cessé de jouer des cuiv­res. Gala marche sur la récep­tion. Longue attente. Elle revient : “sors dis­crète­ment, ils ont peur, j’ai dit mon mari est fou furieux, il n’a pas dor­mi, nous allons avoir un acci­dent, l’étab­lisse­ment sera respon­s­able. La cham­bre est offerte, partons!”. 

Thierry Breton

Pro­grès du total­i­tarisme européen: les robots con­tre la langue. Pro­gram­més pour lire et relire les déc­la­ra­tions des humains postées sur l’in­ter­net, les robots les expurge de tout vocab­u­laire cri­tique. Parade spon­tanée des vic­times de ce déni d’ex­pres­sion, par­ler par antiphrase, dire: “l’U­nion Européenne est le par­adis des lib­ertés”, un truc qui a le mérite de dénon­cer la mon­stru­osité que devient la langue quand elle est attaquée par une idéologie.

60 kilomètres

Pre­mière sor­tie à vélo depuis l’in­farc­tus de novem­bre dernier. Ces derniers mois, je roule trente à quar­ante kilo­mètres par jour, mais en cham­bre, les yeux rivés sur les indi­ca­teurs. Cet après-midi, je dépo­sais le van pour le grand ser­vice. Je prof­ite des trois heures que dure l’in­ter­ven­tion. Mon­tée jusqu’au monastère. Il fait 34 degrés. Pas une tache d’om­bre sur la route. Petite cadence, deux arrêts à des sources. Comme d’habi­tude, seul sur le mont. Au pas­sage de la Peña, je jette un coup d’oeil der­rière le pan­neau Urel, 1080m; c’est là qu’en juin un fuyard français qui avait abat­tu sa famille de l’autre côté de Pyrénées s’est tiré une balle dans la tête. De retour dans la Plaine de la vic­toire (en réal­ité une zone com­mer­ciale), le chef de l’ate­lier mécanique me dit: “j’ai étudié la ques­tion, à mon avis la garde civile ne dit pas tout. Il avait le pis­to­let con­tre lui. Tu imag­ines ça? Le type se sui­cide, il part à la ren­verse et le flingue reste là, bien au chaud dans sa main? Enfin bon, j’ai changé l’huile et les fil­tres, tu peux rouler un bon bout de temps.”.