Elias Canetti

“Le plus dif­fi­cile est de trou­ver un trou par où tu pour­ras te gliss­er hors de ton œuvre.” Le ter­ri­toire de l’homme, 1960.

Rivière

Arrivé sur le ter­rain de Piedral­ma pour qua­tre nuits, le ciel se déchaîne, il pleut. C’est l’Es­pagne, même au fond d’un défilé le soleil ne devrait tarder; je me trompe. Les pom­miers trem­blent, les pins sec­ouent, le chant de grenouilles rem­place celui des oiseaux. Entre deux avers­es je sors du van, mets en route la débrous­sailleuse, fauche les hautes herbes qui grimpent autour du dôme. Puis il tonne, des éclairs déchirent les nuages, je dois lâch­er la besogne. Sept livres de philoso­phie, cela parais­sait ambitieux pour qua­tre jours. En fin de compte, j’au­rai tout lu. Car si l’on se baigne comme jamais dans la riv­ière, la fonte des neiges ajoutée aux rav­ages de la pluie noient entière­ment le pont. D’abord, je crois pass­er; le lende­main, il n’y a plus de doute: je suis coincé. Evola avec sa Jeep réhaussée se refuse à pren­dre le risque. C’est dire avec mon van de deux tonnes sur petites roues. Chaque matin je vais au pont. Et chaque matin j’en reviens dépité. L’eau roule un flot de plus d’un mètre sur la chape de morti­er. Alors je lis et je débrous­saille. Le soir je rejoins Evola devant sa car­a­vane qui tout l’après-midi s’oc­cupe de ven­til­er la bouse de vache dont il veut faire son engrais, nous nous ser­rons sous le para­sol, nous prenons l’apéri­tif (bière pour moi, vin-Coca-Cola pour lui). Nous ren­trons les épaules mouil­lées et de la boue accrochée aux godass­es. A la fin de la semaine, j’aver­tis le vil­lage. Same­di se tient la cyclo­touriste et je fais voiture-bal­ai sur l’it­inéraire des 170 kilo­mètres. Dès la veille, j’é­tais req­uis pour balis­er de fan­ions le cir­cuit. Mais l’eau con­tin­ue de ron­fler sur le pont, il faut renon­cer. Alors je me baigne, je retourne à mes livres, je dors mes onze heures par nuit.

Fonctionnaires

Caté­gorie des opposants à la vie.

Partir

C’est quit­ter ce qu’on est pas.

Cercle

Quelle valeur notre cri­tique des hommes en voie pour l’in­hu­man­ité dès lors que nous sommes ces hommes en voie pour l’inhumanité ?

Grave (suite)

Au terme d’une nuit de grandes douleurs où les oiseaux qui égayent l’im­passe me vril­lent les ouïes, la tête soudain durcit par l’in­térieur et fige son con­tenu de raison­nements. Je me pré­cip­ite dans le couloir dont j’ar­pente le car­relage pieds nus, je vais et je viens. De retour dans la cham­bre, je m’en­voie une giclée de nitro­gly­cérine sous le palet. Me recouche, me ren­dors. J’aboutis alors dans l’ap­parte­ment de Genève que j’habitais il y a dix-huit ans. Il est squat­té par des filles à cheveux brosse et bottes mar­tiales qui mon­trent des lits super­posés, des armoires à habits, des éviers col­lec­tifs. Et mes affaires? Enter­rées sous le planch­er. Aus­sitôt je suis sub­mergé par la nos­tal­gie de cette époque des squats mar­quée par le sen­ti­ment des pos­si­bles. “D’ac­cord, d’ac­cord, dis-je aux occu­pantes à cheveux brosse, mais merde, c’est moi qui étais dans ce squat!”. Réveil­lé en sur­saut, j’ai tiens tête entre mes mains que je presse et masse et malaxe. Il est neuf heures le matin, un orage s’an­nonce, les oiseaux ne chantent plus. Je me décide à aller à l’hôpi­tal. A l’é­tage je rassem­ble des affaires, trousse de toi­lettes, livres, sty­los, cahi­er. Je vais ouvrir la porte de l’ar­moire à habits lorsque je décou­vre sur l’é­dredon un scarabée vert or. En cinq ans, jamais je n’ai vu pareil spéci­men. Je le fais gliss­er le scarabée dans le creux de ma main et l’ap­porte au jardin. Là, je le jette au pied du prunier. Un oiseau s’envole. 

Le chien

Out­il de com­mu­ni­ca­tion pour l’in­di­vidu des villes enfon­cé dans la mis­ère psychologique.

Perversité

L’usage des erreurs pour détru­ire celui qui ne les a pas commises.

Grave (suite)

Retour à l’in­stant des Urgences de l’hôpi­tal. D’abord placé sur un lit d’ac­cueil pour établir le diag­nos­tique de vie puis trans­féré au milieu des clients avec une pipe à oxygène dans le nez et des mèch­es d’in­traveineuses dans les bras, enfin dans un fau­teuil, signe que je suis hors de dan­ger, fau­teuil que les infir­mières iso­lent au moyen d’un rideau amovi­ble. Alors un rescapé que je ne peux voir lance à un autre rescapé tout aus­si invis­i­ble: ‑Bog­dan, c’est toi? L’autre fait enten­dre un son. Le pre­mier: ‑on était mieux il y a trente ans Bog­dan!. Pas de réac­tion. ‑Oh Bog­dan, tu m’en­tends? L’autre: “j’en­tends… Ser­guei, c’est toi? Le pre­mier: ‑C’est moi Bog­dan, celui d’il y a trente ans!”. 

Jours tranquilles

Il pleut. Je ren­tre ma chaise, j’al­lume un feu. Il ne pleut plus. Je ressors, je reprends ma lec­ture. Les oiseaux et leurs chants s’ac­crochent aux murs de pierre. Ils seront de retour au milieu de la nuit, à trois heures trente. Glo­ria, la voi­sine vient au jardin. Sa maman vient de mourir. à 103 ans. Glo­ria s’in­stalle dans un transat déchiré, par­le à un chat. C’est celui du paysan. Comme elle ne l’a jamais vu, je lui dis: “c’est le chat du paysan”. Des avions tra­versent le ciel. Il vont en France. La cloche de l’é­cole sonne. La cloche est per­cée. C’est à peine une cloche. Pour rire, je pré­tends que c’est la matrone du vil­lage qui tape sur une poêle rouil­lée. D’ailleurs, la matrone et son mari habitent un loge­ment sous la cloche qui est la cloche de l’an­ci­enne école. Le maire a dif­fusé la bonne nou­velle: les travaux de répa­ra­tion de l’église vont enfin com­mencer. Dans le futur, nous aurons un autre son de cloche. Je con­tin­ue de lire au jardin. Je déchiffre les sché­mas cyberné­tiques de Shan­non et Wiener. Il recom­mence de pleu­voir. J’ap­pelle Evola au télé­phone. Il filme la riv­ière qui bor­de le ter­rain de Piedral­ma. Il mon­tre qu’elle débor­de sur le pont. Impos­si­ble de pass­er avec mon bus dont les roues sont petites, la car­rosserie basse. Je con­tin­ue de lire. Nous ver­rons plus tard.