Denis de Rougemont à New-York constate qu’il a tant méditer son sujet qu’il ne sait comment aborder l’écriture de son essai La part du diable (dans le Journal). Il ouvre un cahier et pose une première phrase. Il écrit avec acharnement sans consulter ses notes, sans se tenir à un plan, et le plan apparaît et le livre prend forme. Cette anecdote me revient car après deux ans (avec intermittences) à faire des lectures pour enrichir mes moyens d’aborder la question Gouvernance et gaming, je lis (et abandonne) cette semaine l’essai de Katherine Hayles, “How did we become posthuman”, pour y distinguer aussitôt (raison de mon renoncement) un livre qui se donne pour argumentatif, construit et conséquent alors qu’il n’est, de fait, qu’une vaste mise en rapport d’idées glanées à des sources extérieures et souvent sans rapport. Problème — il va de soi — qui se pose à tout auteur d’essai, le propre de l’essai étant de reprendre ce qui a été dit pour informer une thèse neuve. Mais si La part du diable ne se cache pas d’être un essai littéraire, comme d’ailleurs toute l’oeuvre de De Rougemont (sauf les textes d’écologie politique), il y a une forme de malhonnêteté et donc de rupture du contrat moral passé avec le lecteur dans le fait de présenter pour argumentatif (au sens strict) un essai qui n’est qu’une collection de sources. Compiler et mettre en rapport n’est pas raisonner et construire. Ce n’est ni mieux ni moins bien, c’est autre chose. A moins que ce soit une affaire de degré. Les essais de Sloterdijk permettent d’envisager cette question par l’exemple, eux qui mêlent argumentaire informé et spéculation littéraire.
Ara
A Piedralma même difficulté qu’à Agrabuey. L’orage a drossé des tonnes de caillasse. Arrêtées par l’ouvrage rudimentaire qui fait pont, elles ont bloqué les tubes d’évacuation de l’eau. Quel que soit le débit, l’eau pour franchir l’obstacle maintenant l’eau glisse sur lui. Hier je me rends sur le terrain. Au dernier moment, j’oublie mes bottes. Crainte de m’embourber, je laisse le van sur la route et emprunte le chemin de terre à pied. Enfoncé par les sangliers, détrempé, il patine. Voici le pont. De l’autre côté, au bout d’un chemin montant, le terrain de Piedralma. L’eau de l’Ara est bleue couleur glace. On pourrait s’y baigner puisque, selon la méthode finlandaise, baigner c’est entrer et sortir, mais pour ce qui est de traverser pieds nus, c’est une autre affaire: le temps de la traversée est imposé il n’est pas mesuré. Je m’engage. Trois mètres. Je m’enfonce. Cinq, huit. De l’eau jusqu’à mi-cuisses, je dois ralentir. Le courant pousse mais il y a autre chose: un tapis d’algues. Une chevelure frétille sur le fond de mortier. Je vais finir par avoir mon bain. Prenant pied sur l’autre berge, je crie de douleur. Marcher sur le feu doit procurer la même sensation. Comment fait Evola? Je le trouve près de sa caravane une perceuse à la main. Il troue les montants de la balançoire de ferraille qu’a laissée l’ancien propriétaire, il installe des profils d’aluminium. Ces profils soutiendront des bâches qui elles-mêmes protègeront des intempéries la réserve de bois. Et la rivière? “Oui, j’ai vu…”. Evola pense à laisser sa voiture sur l’autre berge. Il attend le recul des eaux pour l’y conduire. Le navigateur anglais qui acheté le moulin en bas de la vallée lui a prêté des bottes de pêcheur, mais remarque Evola “même avec le pantalon caoutchouc c’est difficile”.
Peinture
D’une toile d’un petit maître dans le style romantique accrochée à la paroi de mon salon et qui appartenait à Monpère (elle montre un torrent qui creuse le ciel, la forêt et le roc), je dis: “ce serait mieux sans cet oiseau planant”. Monpère se tourne vers sa femme: “Tu te souviens si c’est moi qui l’ai rajouté?”.
Noël 2
Vaches et moutons sur les hauts pacages, les cloches tintinnabulent, l’air est vaporeux et le soleil tiède. Une veillée de Noël. Les pluies qui pendant des jours ont ramassé les cailloux des montagnes pour les rouler dans le lit de la rivière se sont arrêtées. Au village l’ambiance coutumière, faite de silence à peine traversé d’éclats de voix et du bruit des bêtes, a repris. Le monde est aux portes. Les portes tiennent.
Importation
Le gouvernement a déposé dans la ville voisine deux cents Noirs prélevés sur les stocks de Tenerife. Cette ville est petite. Cette ville a une population restreinte. Cette ville a une activité poussive. Et peu de moyens. Les noirs sont visibles de tous. Le gouvernement fait un test. “Pour l’instant, ils jouent au football”, nous dit la presse locale. Et le maire sourit pour la photo, et le feuille de chou circule. Ces Noirs — jeunes, forts, analphabètes, en pyjama et baskets — sont des armes biologiques. Lorsque la population bafouée et appauvrie se dressera contre le gouvernement, les Noirs défendront le gouvernement qui est son moyen de survie.
Noël
Monpère et sa femme arrivent d’Andalousie. Je les prends au train de Saragosse. Bâtie à coups de millions volés, la gare est l’objet le plus absurde à la ronde. Vaste, haute, trop haute, posée sur le rail Madrid-Barcelone, coiffant un terrain cabossé, sa taille est celle d’un stade. Monpère la trouve “très bien”. Au loin, sur un terrain vague, le Pôle technologique, cube de verre sorti d’un programme informatique. Au premier étage, le Fablab où j’ai construit en avril le prototype de ma nouvelle entreprise. Jetant un regard sur ce site qui exhibe les vestiges de l’Exposition universelle, il me vient à l’esprit que des mains des héritiers de Borobudur ou de Montalbán ne pouvaient sortir que des pâtés de sables bouddhiques ou des pyramides précolombiennes — l’inverse étant immédiatement vérifié ici, où les modèles sont ceux de la Brève histoire de l’architecture contemporaine. En voiture, nous gagnons la zone industrielle de Castejón de Valdejasa. Au bout d’une rue numérotée un service à la pompe pour camionneurs vend à des prix hors-concurrence le diesel. Il y a aussi un restaurant pour ouvriers. La cuisine espagnole étant paysanne et ouvrière plutôt que monarchique, c’est dans ces restaurants-cantines que l’on obtient le meilleur. Lapin, tripes, soupe de crustacés et vin du tonneau, et le flan maison; certain plats laissent à redire mais là Monpère trouve “excellent”. Puis Gala, Cara et Monpère somnolent — je roule. C’est alors ma partie préférée: les déserts gris et rouges du sud de Huesca. Ils finissent contre le mur des Pré-Pyrénées. Là, nous gravissons le large col qui ouvre sur le haut-Aragón. En fin d’après-midi nous sommes rendus. Ma maison est une maison de poupée, nous avons donc loué un “rural” pour accommoder Monpère et sa femme. Rendez-vous est pris pour l’apéritif du soir: le feu ronfle derrière le sapin.
La critique
L’un des obstacles inattendu à la réflexion chez ceux-là qui s’ordonnent au travail de la réflexion et en font la publicité est qu’ils jugent que le discours majoritaire qu’il convient de critiquer étant lui-même le résultat d’un effort critique seul des aménagements minimes sont requis. En d’autres termes, ils accordent leur confiance à la capacité critique où qu’elle soit située, comme si elle s’apparentait à un outil dont l’emploi et l’effet étaient constant et suffisant.