Pas un “oui”. Des appels pénibles à passer, des réponses pénibles à encaisser. L’un des interlocuteurs: “qu’entendez-vous par auto-défense?”. Dehors, autour de la Motta, le travail continue: les fonctionnaires nettoient et nettoient. Cela me rappelle Wallenstadt dans les années 1990, seul et unique cours de répétition militaire, là aussi je comptais les heures et je me répétais: “cela existe-t-il? cela est-il possible?”
Sarine 4
Soirée avec Monami Chez Brigitte. Bière belge, épaisse, goûteuse, soûlante. La fille de Brigitte fait ses devoirs sur le comptoir. Envie de parler de Descartes, de Shakespeare, puisqu’elle révise de la philosophie, de l’anglais. Plus grande notre envie de spéculer que son envie d’apprendre. Anecdotes sur les examens de licence passés il y a quarante ans avec Monami, à Genève. Mémoires d’outre-tombe.
Sarine 3
Exercices de musculation sur le terrain de football de Grandes-Rames. Les ménagères apportent leur déchets triés, les comptent, les répartissent, les ménagères contribuent au futur. Dan une petite étagère entée sur un muret, des articles de jeux. Un famille ukrainienne vient jouer au ballon. Quand elle finit, elle range le ballon dans l’étagère municipale. Prochains appels téléphoniques à 13h30, ni ttop tôt ni trop tard, fin de la pause sandwich plus une demi-heure, le respect de l’horaire. Cet après-midi, au tour du canton de Neuchâtel: Fit-joy, Super-fit, Gymnase 2000. “Bonjour (Madame ou Monsieur, selon l’identification de la voix qui répond), je vous appelle de la part de la société fribourgeoise…”. A quelle heure peut-on commencer à boire, boire pour se saouler, pour faire disparaître la pluie?
Sarine 2
Tenu six jours sans acheter un franc de nourriture. L’argent passe dans les chopes de bière. La pluie ne cesse pas. La chambre est sous les toits. Je me redresse dans le lit, je vois la Route-Neuve. J’ai soixante téléphones à passer. Des inconnus qui gèrent des salles de fitness. Des inconnus à qui il faut vendre notre produit. Après deux ans à fabriquer le Training Cube, inventer sa méthode, simplifier l’enseignement de la défense personnelle, il s’agit de se rembourser et de faire fortune. Parler au téléphone lorsque l’on est dans la position du demandeur est difficile, ingrat, frustrant. Après chaque appel, je reprends mon souffle. Les appelés sont inscrits dans mon tableau : homme/femme, intéressé/pas intéressé, rappeler/ne pas rappeler. Toutes les demi-heures, je sors marcher. Basse-ville pirandellienne. Fonctionnaires au travail. Grand bruit. Le bruit des outils démontre l’importance du travail en cours. Son utilité. Repeindre une barrière (au pistolet), tondre l’herbe ( au débroussailleur), balayer la pluie (à la brosse rotative). Et les cloches sonnent à Saint-Nicolas, et le brouillard, le froid, la pluie.
Lac 4
Dans la douche, j’ai des flacons de savon. Pour que le liquide s’écoule sans attendre, je les dispose sur le bouchon. Hier je m’amusais à déchiffrer l’étiquette de l’un de ces flacons retournés. Lire un mot à l’envers souligne le rôle de la projection dans l’acte de lecture. Il consiste dans un va-et-vient entre l’hypothèse et la suite des lettres suivie d’autant de corrections que nécessaire. Rien de bien savant quand il s’agit de l’étiquette d’un flacon de savon liquide. Pourtant au bout de trois essais je n’avais pas trouvé. Pour cause, j’achète ces produits lorsque j’en ai le besoin et souvent je suis à l’étranger. Ici, je faisais une hypothèse en espagnol quand l’étiquette était libellée en allemand. En espagnol “NEUE” (à l’envers) ne favorise pas l’intuition. N’en va-t-il pas de même pour les paysages dans lesquels s’inscrivent les corps? L’habitude de produire son existence en relation avec une nature, ses qualités et rythmes propres, la société qui la civilise, les caractères qui s’y rencontrent, ajuste par hypothèse les attentes. A l’étranger, notre expectative est fausse dans toute la période qui précède l’ajustement. Et cette période plus ou moins longue (selon le degré d’étrangeté de l’objet) est nécessaire. Ce que Suisse désormais étranger à la Suisse j’espère trouver dans ce paysage de lacs tracé au cordeau, verni et bien réglé, ne s’y trouve pas. L’environnement ici ne parle pas ma langue. Muet, clos, il me renvoie à mon hypothèse dont je vois qu’elle est inutile pour déchiffrer — sauf à faciliter la critique par différence avec l’attente ou à condamner à une contemplation du type “das ist” (et nous voici revenus à la “carte postale).
Lac
Le lac. Les lacs. La région des lacs. Tapissée de vigne, coupée de murets, et ses lotissements, ses bourgs. A peine si l’on ose parler et souffler devant un tel équilibre. Raison pour laquelle les dames qui courent avec les chiens, les hommes qui font faire du vélo à leurs enfants, et les adolescents, les municipaux parlent fort, devant eux, il faut bien, contre la pétrification. Luv qui demande si je peux venir la chercher sous-gare, à Neuchâtel, après douze heures de conduite! Mais comment “chercher”? En Suisse on ne peut pas chercher: tout est fait, dit, cadenassé, clos. Avec une voiture c’est pire: on ne peut ni rouler, ni s’arrêter, ni prendre ni déposer. Puis quand les voix enthousiastes des résidents privilégiés de cette région que le monde nous envie se taisent, ne reste plus que la bande-son propre au pays: marteaux-piqueurs, balayettes à brosse et pousse-feuilles et tracteurs-tondeuses, l’entretien maniaque du paysage “carte-postale”.