Croyance

La croy­ance est une immense col­lab­o­ra­tion en vue de faire exis­ter ce que l’on croit.

Alto de Lodares

Le truc c’est de chercher la sta­tion-ser­vice la moins vis­i­ble, la mieux nichée, la plus intime. La dif­férence sur le plein per­met d’é­conomiser l’équiv­a­lent d’un menu ou d’une tournée d’apéri­tif. Dis comme ça, la chose à l’air sim­ple, mais il faut garder l’œil ouvert sur des cen­taines de kilo­mètres et analyser les pan­neaux per­chés au fond des paysages. A Lodares, j’en trou­ve un der­rière un petite cordil­lère. Edi­fice de tôle blanche dressé sur un ter­rain vague. Des semi-remorques à la manœu­vre. Dans la cab­ine, une femme pom­p­iste. Elle met ses gants, ouvre mon réser­voir, fait couler le diesel. Le pied sur mon pneu Cli­mate Cross elle demande:

-Sont vrais ces Michelin?

-Vrais? Oui bien sûr! Parce qu’il y en a des faux?

-Et com­ment M’sieur, y’a des faux en tout, les vôtres ils doivent coûter dans les 100 balles pièce eh bien on peut en trou­ver pour huit balles, de la copie chinoise.

A ce moment-là, un routi­er descend de son camion, il lance à la pompiste:

-Hé María, où as tu mis ton mari?

-Il y a longtemps que je l’ai envoyé promen­er! Non mais!

Elle se remet à taper du pied sur mon pneu:

-C’est comme pour les goss­es, on en fait trois ou qua­tre, ou même cinq, et il y en a tou­jours un qui est une copie des autres et celui-là, il marche moins bien, il a pas de qual­ité, on peut rien en faire.

Puis elle se lance en dialecte dans un dis­cours sur les ver­tus des vrais enfants et des faux adultes qui me fait rire aux larmes bien que n’y com­prenne goutte. 

2025

Après l’équili­bre et la per­fec­tion, la déca­dence et la folie col­lec­tive. Toute sta­bil­ité per­due, les corps divaguent, la pen­sée déraisonne.

Cîteaux

Prom­e­nade dans les bâti­ments mas­sifs du monastère de San­ta María de Huer­ta. La pierre est jaune, la pierre s’élève au ciel. Au ciel sif­flent les hiron­delles. Le père qui nous reçoit con­seil un ordre de vis­ite: dor­toir, réfec­toire, cloître, jardin, église. Le dor­toir était col­lec­tif, les Cis­ter­ciens couchés à même le sol, le réfec­toire est d’une taille con­sid­érable, on devait y brûler des troncs, y don­ner des lec­tures inter­minables. L’his­toire nous dit que depuis sa fon­da­tion au début du douz­ième, en rai­son de l’in­fer­til­ité des ter­res, le monastère a été déplacé trois fois. Aujour­d’hui il s’élève dans un val­lée troglodyte et blonde comme le sable, la sen­sa­tion est celle de l’é­ter­nité et de la durée. Hormis les oiseaux, rien ne bouge. Sous le soleil, face au narthex et au cimetière, une rangée de maisons paysannes aux façades tra­pues comme on en trou­ve sou­vent (pour pro­tec­tion) à l’abord des monastères. Toutes inoc­cupées sauf une. Le pro­prié­taire, un vieil­lard, est assis sur une ruine. Der­rière la fenêtre étroite de sa mai­son tra­vaille un ouvri­er. Le vieil­lard attend que le tra­vail finisse, il n’y a pas assez de place pour deux per­son­nes dans la maison. 

Dématérialisation

Le désert comme lieu de con­trainte du corps et d’ex­pan­sion de l’esprit.

Suite

Le renon­ce­ment aux miroirs où l’on ver­rait sa fig­ure réelle.

Haute-Castille

Efface­ment de l’his­toire. Les bars aux comp­toirs de mar­bre, aux sols de sci­ure où réson­nait la var­iété fla­men­co aujour­d’hui tenus par des Colom­bi­ens ou des Roumains. Aux champs des Magrébins, aux chantiers des Africains. Le paysage change, la musique change, la pop­u­la­tion change. Les Espag­nols anciens se réjouis­sent d’une petite Mer­cedes et regar­dent tra­vailler les autres; les Espag­nols nou­veaux man­gent des chips devant la télévi­sion. Ils ont trente et trente-cinq et quar­ante ans, ils se plaig­nent de ne pou­voir faire de famille. Eux aus­si regar­dent tra­vailler les autres. Les plus dégour­dis embrassent de grandes car­rières uni­ver­si­taires alors qu’ils savent à peine écrire puis ren­for­cent l’im­mense Etat dans l’E­tat que représente la fonc­tion publique, là-bas à Madrid et partout où l’E­tat mande un délégué de Madrid. Cepen­dant le grand-père meurt, son fils hérite de la Mer­cedes. Puis celui-ci prend sa retraite et le com­merce (quin­cail­lerie, boulan­gerie, boucherie, cor­don­ner­ie) ferme, que per­son­ne ne reprend pas même un Roumain ou un Colom­bi­en faute de savoir. 

Brihuega

Aus­sitôt Gala en voiture, nous roulons sur le ruban de l’au­toroute payante. Privé, coû­teux, il est vide. Il per­met d’éviter les ban­lieues du Nord, aplats de hangars qui s’é­grè­nent de l’an­ci­enne base mil­i­taire des Améri­cains à Tor­re­jón à la ville-dor­toir de Guadala­jara et longe la brasserie espag­nole la plus impor­tante en litres, la Mahou. Lorsque le péage est passé, une petite côte amène à Tor­ri­ja où com­mence le plateau castil­lan. Lard et vin servis dans un relais de camion­neurs, pus plongée dans la val­lée de Lavande en direc­tion de Bri­hue­ga où j’ai pris une réser­va­tion dans un hôtel de pierre. Le soir, seuls dans la salle à manger. De la cham­bre, vue sur un chien berg­er sans ses mou­tons et des chats transhumants. 

Barajas

S’im­merg­er dans la foule voyageuse du ter­mi­nal T4 de Bara­jas quand on vient des déserts est une expéri­ence. Le con­traste est sai­sis­sant. Il vous prend à la gorge. Depuis le park­ing la tran­si­tion est trop courte pour amoin­drir le choc. Deux sociétés vivent en par­al­lèle. Cel­la qui habite la nature, joue en silence, fixe le ciel, et la foule des déshérités, rich­es ou pau­vres issus des étages de la hiérar­chie économique. Ceux-là s’agi­tent dans des cos­tumes prêt-porter, por­tent leurs sourires à tra­vers le monde, émi­grent en direc­tion des places de tra­vail, colonisent plages et mon­tagnes, se mari­ent entre eux, fab­riquent un indi­vidu qui n’est ni noir ni blanc, par­le toutes les langues et aucune, tra­verse en musique un monde d’im­ages. Au milieu de cette cohue, j’ai admiré à 14h35, les hôt­esses d’Iberia. Débar­quant d’un vol de 12 heures en prove­nance de Medel­lín, minu­tieuse­ment maquil­lées, sans un pli, coif­fées à la japon­aise, elles mar­chaient droites et fières. 

Terrain 2

Passé ce matin à l’aube, avant que de nou­velles avers­es ne remon­tent le niveau de la riv­ière. Les dents ser­rées, de l’eau jusqu’à la por­tière, j’ac­célère, je gravis l’autre berge en embardée, patine dans l’herbe vive, tangue dans la boue.