La croyance est une immense collaboration en vue de faire exister ce que l’on croit.
Alto de Lodares
Le truc c’est de chercher la station-service la moins visible, la mieux nichée, la plus intime. La différence sur le plein permet d’économiser l’équivalent d’un menu ou d’une tournée d’apéritif. Dis comme ça, la chose à l’air simple, mais il faut garder l’œil ouvert sur des centaines de kilomètres et analyser les panneaux perchés au fond des paysages. A Lodares, j’en trouve un derrière un petite cordillère. Edifice de tôle blanche dressé sur un terrain vague. Des semi-remorques à la manœuvre. Dans la cabine, une femme pompiste. Elle met ses gants, ouvre mon réservoir, fait couler le diesel. Le pied sur mon pneu Climate Cross elle demande:
-Sont vrais ces Michelin?
-Vrais? Oui bien sûr! Parce qu’il y en a des faux?
-Et comment M’sieur, y’a des faux en tout, les vôtres ils doivent coûter dans les 100 balles pièce eh bien on peut en trouver pour huit balles, de la copie chinoise.
A ce moment-là, un routier descend de son camion, il lance à la pompiste:
-Hé María, où as tu mis ton mari?
-Il y a longtemps que je l’ai envoyé promener! Non mais!
Elle se remet à taper du pied sur mon pneu:
-C’est comme pour les gosses, on en fait trois ou quatre, ou même cinq, et il y en a toujours un qui est une copie des autres et celui-là, il marche moins bien, il a pas de qualité, on peut rien en faire.
Puis elle se lance en dialecte dans un discours sur les vertus des vrais enfants et des faux adultes qui me fait rire aux larmes bien que n’y comprenne goutte.
Cîteaux
Promenade dans les bâtiments massifs du monastère de Santa María de Huerta. La pierre est jaune, la pierre s’élève au ciel. Au ciel sifflent les hirondelles. Le père qui nous reçoit conseil un ordre de visite: dortoir, réfectoire, cloître, jardin, église. Le dortoir était collectif, les Cisterciens couchés à même le sol, le réfectoire est d’une taille considérable, on devait y brûler des troncs, y donner des lectures interminables. L’histoire nous dit que depuis sa fondation au début du douzième, en raison de l’infertilité des terres, le monastère a été déplacé trois fois. Aujourd’hui il s’élève dans un vallée troglodyte et blonde comme le sable, la sensation est celle de l’éternité et de la durée. Hormis les oiseaux, rien ne bouge. Sous le soleil, face au narthex et au cimetière, une rangée de maisons paysannes aux façades trapues comme on en trouve souvent (pour protection) à l’abord des monastères. Toutes inoccupées sauf une. Le propriétaire, un vieillard, est assis sur une ruine. Derrière la fenêtre étroite de sa maison travaille un ouvrier. Le vieillard attend que le travail finisse, il n’y a pas assez de place pour deux personnes dans la maison.
Haute-Castille
Effacement de l’histoire. Les bars aux comptoirs de marbre, aux sols de sciure où résonnait la variété flamenco aujourd’hui tenus par des Colombiens ou des Roumains. Aux champs des Magrébins, aux chantiers des Africains. Le paysage change, la musique change, la population change. Les Espagnols anciens se réjouissent d’une petite Mercedes et regardent travailler les autres; les Espagnols nouveaux mangent des chips devant la télévision. Ils ont trente et trente-cinq et quarante ans, ils se plaignent de ne pouvoir faire de famille. Eux aussi regardent travailler les autres. Les plus dégourdis embrassent de grandes carrières universitaires alors qu’ils savent à peine écrire puis renforcent l’immense Etat dans l’Etat que représente la fonction publique, là-bas à Madrid et partout où l’Etat mande un délégué de Madrid. Cependant le grand-père meurt, son fils hérite de la Mercedes. Puis celui-ci prend sa retraite et le commerce (quincaillerie, boulangerie, boucherie, cordonnerie) ferme, que personne ne reprend pas même un Roumain ou un Colombien faute de savoir.
Brihuega
Aussitôt Gala en voiture, nous roulons sur le ruban de l’autoroute payante. Privé, coûteux, il est vide. Il permet d’éviter les banlieues du Nord, aplats de hangars qui s’égrènent de l’ancienne base militaire des Américains à Torrejón à la ville-dortoir de Guadalajara et longe la brasserie espagnole la plus importante en litres, la Mahou. Lorsque le péage est passé, une petite côte amène à Torrija où commence le plateau castillan. Lard et vin servis dans un relais de camionneurs, pus plongée dans la vallée de Lavande en direction de Brihuega où j’ai pris une réservation dans un hôtel de pierre. Le soir, seuls dans la salle à manger. De la chambre, vue sur un chien berger sans ses moutons et des chats transhumants.
Barajas
S’immerger dans la foule voyageuse du terminal T4 de Barajas quand on vient des déserts est une expérience. Le contraste est saisissant. Il vous prend à la gorge. Depuis le parking la transition est trop courte pour amoindrir le choc. Deux sociétés vivent en parallèle. Cella qui habite la nature, joue en silence, fixe le ciel, et la foule des déshérités, riches ou pauvres issus des étages de la hiérarchie économique. Ceux-là s’agitent dans des costumes prêt-porter, portent leurs sourires à travers le monde, émigrent en direction des places de travail, colonisent plages et montagnes, se marient entre eux, fabriquent un individu qui n’est ni noir ni blanc, parle toutes les langues et aucune, traverse en musique un monde d’images. Au milieu de cette cohue, j’ai admiré à 14h35, les hôtesses d’Iberia. Débarquant d’un vol de 12 heures en provenance de Medellín, minutieusement maquillées, sans un pli, coiffées à la japonaise, elles marchaient droites et fières.