Au bar du marché Lehel pour écrire les premiers paragraphes du Syndrome d’obscurantisme à côté d’un soûlard chenu à qui l’on donne une semaine de vie. Le demi-litre de Dreher est à Fr. 1,90. Le budget est plus lourd pour les natifs: avec cette blonde ils ne font que rincer la vodka ou l’Unicum. Puis dans le souterrain du M3. Parois décrépies, matelas au sol, ambiance de gens respectueux qui existent, qui vivent là. “Bonjour!”, et on me dit bonjour.; “ça va?” et on me dit “bonjour, bonjour!” Une femme vêtue d’un rose léger chante des galère paysannes. Elle est jeune. Personne n’écoute. Dans son tupperware, je mets Forint 500.-. Au supermarché Penny j’achète cinq cahiers d’écoliers à Forint 69. Ils sont orange et quadrillés. J’hésite. Je renonce aux lignes, je prends le quadrillé: il n’y a pas de blanc. Sinon, c’est toujours le blanc, l’espace, la liberté. Je vais à la caisse. Des mioches gueulent dans le jupon de leur mère. Ils veulent ceci et cela. Il sont tout petits. Pénibles. Pas de l’époque de la taloche. Aux caisses, la queue est longue et faméliques les figures. Visages blancs cendre. Les Roms seuls sont cramoisis. Prêts à éclater comme de pruneaux mûrs. Derrière moi, un ouvrier du bâtiment. Bleu de chantier farineux, bide, cernes, grosse vie. Sur le tapis, il dépose deux pâtés en boîte de je-ne-sais-quoi et un berlingot de blanc. Il est pauvre, il travaille. Société du vol. Il fait trente quatre degrés. Température de béton. Retour au ralenti pour ne pas trop suer dans les jeans, dans les rangers. Au pied de l’immeuble 24c, parc d’enfants heureux et criards. Côté nord, des couples jouent un ping-pong sur les tables municipales. Je descends faire des muscles. Remonte boire de la bière. Sors mes cahiers. Ecrit et réécrit l’incipit du Syndrome. En été, le district XIII est agréable. Il y a des familles, des voisins, des ouvriers. Il y a des Chinois, de plus en plus de Chinois. Dix Chinois au physique de basketteurs viennent de prendre le contrôle d’un restaurant “eat as much as you can” face de la station d’essence Mol. Demain matin, réunion avec les ingénieurs spécialistes de la mousse chez Polifoam pour régler les machines qui produiront le Cube. La meilleure position dans notre société est celle des clochards — philosophie naturelle.
Port-Lauragais 2
Comme je me rase dans les toilettes publiques, quarante enfants descendent d’un bus scolaire. Ils vont aux urinoirs. Les professeurs crient: “n’oubliez pas de vous laver les mains!”. Sauf que le distributeur de savon est de mon côté. Que je suis au milieu. Que je suis grand et qu’ils sont petits. Il y a celui qui lorgne sur le distributeur, n’ose pas, renonce. Celui qui s’interroge, cherche une solution. Celui qui me regarde, demande “je peux prendre du savon Monsieur?”, se sert, remercie. Puis il y a le routier. Lui aussi a besoin de savon. Les mains mouillées au-dessus de son lavabo, il repère le distributeur, tend les mains par-dessus mon lavabo, comme si je n’existais pas se sert.
Port-Lauragais
La camionnette dans le dos, un litre à la main, je fais face aux touristes qui mouillent leurs péniches sur le plan d’eau de Port-Lauragais. Ici se rencontrent les automobilistes de la A61 et les plaisanciers qui des canaux du Midi. Il y a trente-trois ans, je voyageais comme eux à bord d’une péniche de location. Nous arrivions en famille de Castelnaudary, nous atteignions Toulouse où j’achetais le lendemain l’album Unbehagen de Nina Hagen. Je prends une photo des péniches et l’envoie à mon père avec ce message: “nous étions ici il y a 33 ans”. De Hongrie, il me répond. “je ne reconnais pas”. J’ouvre un autre litre. Je prépare un pique-nique. Saucisson, pain, cornichons. Ne manque que la moutarde. Elle est dans l’armoire à victuailles. En appui sur la banquette arrière, la planche de surf empêche l’accès. Est-ce que je veux ma moutarde? Ce serait meilleur avec de la moutarde. J’extrais la planche de la camionnette, l’appuie à la verticale contre la portière. Tandis que je fouille l’armoire à moutarde, un coup de vent balaie la planche. Elle chute sur le parking, casse un de ses ailerons.
Avant les images
Aujourd’hui oublié, le souvenir des paysans qui sans faillir les dimanches partaient à pied pour rejoindre l’église et prier. Si la pacotille merveilleuse du prêtre était regardée comme une magie c’est en raison de l’âpreté de la vie quotidienne, mais encore de la difficulté chez l’individu à fourbir spontanément son imaginaire.
Grosseur
Imaginons une gros personnage qui grossit. Et un local exigu. Nu ne grossirait au-delà de la limite qu’impose la survie. Problème de la grosseur résolu. Les personnages gros, dans une société grosse où toute limitation est déclarée crime contre la liberté, vont continuer de grossir.
Banque
Message électronique de la banque hongroise que je découvre par hasard: “sans vérification rapide de vos identités, nous nous verrons obligés de fermer votre compte”. C’est ennuyeux, les quelques billets en Forint que j’introduis à l’occasion dans l’automate de la succursale servent à payer l’électricité et l’on mange déjà assez mal dans le pays. Rue Ezternyi, je trouve un bureau ouvert. Les affiches rouges avertissent le client: bienvenue dans l’ère de la “digisophie”! Comme je patiente avec quelques ménagères dépressives devant l’unique guichet, je prends le temps de lire le message d’intérêt général. Il traite de la révolution électronique. En résumé: grâce à notre application “digisophie”, faites tout en ligne!”. Signé: Votre banque. Trop tard, je m’approche du guichet. Lentement. Vingt minutes passent, c’est enfin mon tour. Une petite vielle qui mesure 1,50 mètres me demande l’origine de mes revenus. “Je n’en ai pas”. Ma réponse lui fait perdre dix centimètres. Elle gigote. Elle cherche ce qu’elle pourrait demander. Elle demande: vous avez une occupation? “Je suis écrivain”. Après avoir longuement consulté son programme, elle dit: “ça n’existe pas”. “Est-ce que vous seriez “autonome”? “Ou alors “entrepreneur”?”. Mon idée étant de me débarrasser au plus vite de la dame, de sa succursale et de la banque, je dis: “oui, c’est ça, autonome”. La dame coche la case et fait: “je ne sais pas s’ils vont accepter”. La dame dit: “si je comprends bien, vous êtes étranger?”. Oui, luis dis-je, c’est pourquoi j’ai un compte Monde que vous me facturez Euros 16.- par mois. La dame fait: “hum, le compte Monde c’est bien, mais l’important est de faire partie de l’Union Européenne!”.