A Brig, je monte la Dodge sur le train. Arrivé quelques minutes avant le départ du convoi pour Iselle, de l’autre côté du Simplon, nous sommes les derniers clients. Le chemineau tend une chaîne et siffle, le wagon s’ébranle. Alors, la voiture qui précède recule et vient s’appuyer contre la nôtre. Gala croit que c’est moi, que j’ai oublié de serrer le frein à main; je le crois aussi, puis nous constatons que le panneau situé à la hauteur de mon rétroviseur n’a pas bougé. Le train entre dans le tunnel. Il ressort côté italien. A l’arrêt du convoi, les femmes qui occupent la voiture devant nous démarrent et s’en vont. Appel de phares. La conductrice se range et descend. La voix d’une pocharde et les cheveux en bataille, la dame m’insulte, jure que c’est ma faute, que j’aurais de ses nouvelles.
Assurances
Si en ces jours sombres les gens sont désespérés, qu’il s’en prennent à eux-mêmes. Ils ont fait confiance à des bonimenteurs (agents d’assurance politique, médicale, professionnelle, diététique, morale, intime…) qui assuraient pouvoir moyennant rémunération exhausser avec expertise leurs désirs fondamentaux et les soulager des efforts nécessaires. Ce qu’ils continuent de promettre après avoir détruit la position du client. Or, nous autres clients imbéciles, fatigués, tellement fatigués de vivre, nous continuons de signer, chaque soir cet engagement contractuel et mortifère. Notre angoisse : redevenir soi-même.
Tribulations
Prêt à repartir, désireux de quitter la Suisse. Mais où aller? Ce matin, reçu mon vélo posté à Pula. Le carton est éventré. Le facteur m’explique: si je le veux, il le renverra au destinataire (il lui échappe que l’adresse de retour est aussi celle de remise). Après des téléphones aux administrations de Vienne, Fribourg et Genève, respectivement pour une prise de domicile, une prorogation de créance et une négociation, je fouille le carton; tout y est. La perte du sac du couchage, neuf, coûteux et confortable, aurait été frustrante. Puis j’appelle Anastasia de Umag, en Croatie. Sa sœur — ou peut-être est-ce elle? — répond. Afin de me rappeler à son bon souvenir, je dis : “C’est moi, le cycliste…”. Elle me raccroche au nez. Pas découragé, je recompose le numéro, encore et encore. Entre temps, j’essaie de prendre contact avec l’office du tourisme de la région d’Istrie. Pas de réponse. Les masques sont-ils obligatoires dans la rue, là-bas comme ils pourraient l’être à partir de mercredi en Suisse, voilà ce que j’aimerais savoir. En début de soirée, je joins enfin la sœur, Alena. Son anglais est meilleur, disons “compréhensible”. “Mais oui, bien sûr, dit-elle, viens avec ta femme! Ici, il n’y pas un seul étranger”. Et me voici à chercher s’il vaut mieux rentrer en Espagne ou se rendre en Croatie.
Réappropriation
Il faut trois générations d’individus en état d’abnégation, d’individus qui ont délégué leurs pouvoirs de vivant à des administrateurs, d’individus qui n’ont plus de rapport à eux-mêmes, pour aboutir à la situation actuelle: des entités assez dégénérées pour se demander si, contre le bon sens et le constat, il ne convient pas, en dépit de l’ignorance et l’arbitraire des administrateurs, de confirmer leur droit de contrôle sur le corps et l’esprit, donc la liberté.