Joie

Une de mes plus grandes joies est de con­stater: “où je suis, comme je suis, pen­dant plusieurs heures rien ni per­son­ne ne peut m’atteindre”.

Vélo

Val­lée de la riv­ière Estarún ce dimanche matin. Le froid est vif, l’eau limpi­de sur la roche déchi­quetée. Nous roulons à bonne allure, changeant nos posi­tions au gré de la con­ver­sa­tion. D. chante en “bearnés” une comp­tine qui racon­te le départ pour le front d’un paysan en 14–18 lorsque trente vau­tours sur­gis­sent d’un défilé. Jamais vu tourn­er un si grand nom­bre d’an­i­maux près de ma tête. En descente les corps sem­blent énormes. J’aperçois le plumage ser­ré, gris et mar­ron, puis d’un tire d’aile les oiseaux remon­tent au ciel. Nous roulons à 30 km/h. Nous décro­chons devant un pan­neau qui annonce le hameau haut per­ché de Tiesas. Distance:1 km, la pente la plus sévère est à 18%. Quelques min­utes plus tard, nous atteignons essouf­flés une vieille ferme, un abreuvoir et une chapelle. Au loin, le pic de l’Aspe est blanc de neige. Mes cama­rades nom­ment chaque lieu-dit. Retour dans le fond de la val­lée, puis nou­velle mon­tée vers un vil­lage haut per­ché. Sin­ués, quelques dizaines d’habi­tants dans une citadelle de pierre. Notre cama­rade le maire d’A­grabuey con­naît le vieil­lard qui se tient au milieu de la rue (que pou­vait-il bien faire seul, debout, en silence, avant l’ar­rivée de notre pelo­ton?). Les deux hommes regret­tent que cette année les ban­quets n’aient pu se tenir sur la place, ils par­lent des recettes de fêtes (pain de mie frot­té) et des dernières battues (hécatombe de san­gliers). Nou­veau retour dans la val­lée. Un dernier col tracé au milieu des pinèdes nous ramène au vil­lage. Nous buvons du vin sur la ter­rasse de notre bar, devant le canal. Le soleil éclaire enfin, des portes claque­nt dans les ruelles, chaque voiture qui passe est l’oc­ca­sion d’un salut. 

An 2 (XVI)

 Ce n’est plus une société, amis un navire-hôpi­tal; et c’est à bord de cette chose que nais­sent nos enfants.

Constamment

Les hommes ont la mémoire de ce qui ne s’est pas pro­duit dans leur vie.

Etat

Penser encore, et mieux, il le faut — com­ment? Que faire? Nier, s’align­er? Devant le paysage cou­tu­mi­er que divisent de mau­vais­es caté­gories, com­ment rejoin­dre une posi­tion d’équili­bre? Pra­tique­ment, le tra­vail du corps et l’art, pour soi, approches pra­tiques dans la réac­tion, sont tou­jours suff­isantes, suff­isantes car elles illus­trent l’én­ergie pre­mière, l’én­ergie de la vie. Face aux cir­con­stances advers­es, le bon sens est la défense prim­i­tive. J’en jur­erais: l’ef­fort pour l’ef­fort est inal­ién­able. Il échappe à la pesan­teur et propulse l’homme généreux.

La fête

Levé alors qu’il fai­sait encore nuit, j’ai achevé la réécri­t­ure de Sosiété vers midi. Les temps sont respec­tés, je m’é­tais don­né jusqu’au 15 avril pour finir. Afin de ne pas péjor­er l’ef­fort — c’est psy­chologique — je n’é­tais plus descen­du dans le cen­tre com­merçant de la ville voi­sine depuis dix jours. Ce qui cor­re­spond égale­ment à la péri­ode de jeûne: entraîne­ment aug­men­té (Krav maga, vélo, pilates, frac­tion­nés) et sus­pen­sion de l’al­cool. Le man­u­scrit rangé, je ramasse mes cabas, je monte en voiture. Pour bien faire, j’ai recopié la liste des pro­duits man­quants tels qu’an­notés sur l’ar­doise de la cui­sine. Main­tenant, je défile dans les rayons du Gigante comme si je par­tic­i­pais à une course d’ori­en­ta­tion. Sauf qu’il n’y a pas d’ob­sta­cles. Je ne suis pas tout à fait seul, le per­son­nel arpente le lieu, mais pour ce qui est des clients, nous ne sommes pas plus de trois ou qua­tre sous l’im­mense struc­ture. Dans le cad­die, je dépose des machines (une ton­deuse à barbe, un séca­teur), des légumes (radis noir, cur­cuma frais, tomates ros­es), un poulet jaune, des gels sportifs, de la farine com­plète et des pro­duits de toi­lettes dont une bouteille de la célèbre eau de Cologne de l’ ”Insti­tu­to español” dont s’aspergeaient tous les habi­tant du pays entre l’après-guerre et la fin du vingtième siè­cle. Et comme d’habi­tude je goûte le silence, au vide, à l’é­trangeté de ce super­marché désert. Des oiseaux volent entre les poutres de lam­iné, les mes­sages de pru­dence (“nous vous conser­vons en bonne san­té”) reten­tis­sent à inter­valles dans le sys­tème de sonori­sa­tion. Les spécu­la­tions des situ devi­en­nent ici réal­ité: la marchan­dise a rem­placé l’hu­main. A la fin du par­cours, je vais aux caiss­es. Il y en a douze pour une seule cais­sière en activ­ité. “Dirigez vous main­tenant vers la caisse numéro 13”, m’or­donne le haut-par­leur. Lorsque toutes les marchan­dis­es sont scan­nées, je présente cette carte de crédit neuve que l’on m’a envoyée l’an dernier, que je n’ai jamais util­isée car ma carte habituelle, a dit la banque par télé­phone, a été piratée. La cais­sière s’ex­cuse et me rend mon morceau de plas­tique, ça ne marche pas. Je sors des bil­lets. Elle les con­sid­ère, les lisse, les prend. Le masque en tra­vers du vis­age je pousse mon cad­die ver la sor­tie: 300 mètres d’ar­cades com­mer­ciales vides. Place la marchan­dise dans le cof­fre de la Dodge, reviens dans le cen­tre Gigante, pénètre chez le Chi­nois, le seul indépen­dant à n’avoir pas résil­ié son bail, achète un cac­tus à oreil­lettes, du liq­uide de lavande, des cubes d’al­lumage et de la gouache. 

Normale

Com­bate Amer­i­c­as, chaîne de MMA inter-améri­caine à laque­lle je suis abon­né, intro­duit désor­mais entre les rounds des séquences de pub­lic­ité qui voient défil­er les nou­velles stars de la fédéra­tion, toutes du Sud. A l’in­stant j’en­tendais Anali López, plus que nor­male donc loin du désor­dre men­tal européen déclar­er (en espag­nol) face aux caméras: “Pour moi, c’est un hon­neur de défendre le dra­peau du Mex­ique où que nous  allions, j’aime mon sang, ma race, ma langue” — Com­bate 41 — Lake Tahoe.

Travail

Ceux qui n’ai­ment pas le tra­vail n’ai­ment pas que l’on renonce au travail.

Détails

Pluie impor­tante hier. Les voisins ren­trent les chiens, fer­ment les portes cochères. Les oiseaux jouent, le noy­er trem­ble. Plus de vingt jours que le soleil dar­d­ait les toits. Pen­dant quelques heures la mon­tagne se cou­vre de blanc, puis la tem­péra­ture remonte, la riv­ière gon­fle ses eaux. A l’in­térieur, il faut du feu. Pour moi, c’est habituel: quand j’écris, j’ai froid et ces jours je cor­rige Sosiété, tâche de longue haleine, ardue (si l’on veut bien faire), infinie (si l’on veut mieux faire), donc ennuyeuse et peu ras­sur­ante. En même temps, je cui­sine, c’est à dire que j’in­vente des recettes. Rien de tel que de jon­gler avec les fonds d’ar­moire. De plus, cela per­met de rester au vil­lage, car j’ai la han­tise de ce p… de masque dont on nous oblige à nous cou­vrir. Pour éviter les régions com­merçantes, je repousse jour après jour un ren­dez-vous chez le coif­feur: j’ai l’air d’un faune. Le soir, quand le ciel s’a­paise, je mets à l’écran, sous régime de piratage, un polici­er aus­tralien qui tient plus du drame que du scé­nario tech­nique et visionne enfin, au milieu du marasme hol­ly­woo­d­i­en, un film tourné par un réal­isa­teur aus­tralien con­scient de l’his­toire et des enjeux du genre (The Dry, de Robert Connolly).

An 2 (XV)

Me scan­dalise l’ab­sence répan­due de sen­ti­ment de scan­dale devant l’am­pu­ta­tion des libertés.