Attendu une heure devant le marché au poulets un “colectivo” qui n’est jamais venu (j’essayai de rejoindre des ruines). Un document d’hôpital en main, une femme mendie pour acheter le médicament dont a besoin son fils. Les Mexicains donnent, je donne. Pour regagner mon hôtel sur le port de Campeche j’emprunte la ruelle des coiffeurs: des dizaines d’échoppes en plein air où l’on coupe, rase, égalise. Assis sur le trottoir, les clients attendent. Il sont accompagnés de leurs familles venues assister au spectacle.
Izamal
Toldo médite dans la jungle, embrasse les arbres, s’élève sur les pyramides et fustige le pape. A Izamal, village de colons implanté sur un site des mayas du Yucatan, cinq édifices sur un terrain infini et plat dont deux pyramides en regard, lune et soleil. Les Espagnols rabotent l’un des pôles pour bâtir une église jaune au clocher qui tutoie le ciel. Nous grimpons sur la pyramide Kinich Kak Moo rejoignons l’église ou plutôt le couvent de Saint-Antoine de Padoue, ensemble bâti avec les pierres de réemploi de la pyramide Hun Pik Tok. De l’enceinte (la plus grande après Saint-Pierre de Rome), vue sur la place majeure où se déroule ce soir le carnaval. Et un bronze de Jean-Paul II bénissant les indigènes “et tous les habitants d’Amérique” sujet de la colère de Toldo contre Rome et l’effacement calculé de l’histoire commencé il y a cinq cent ans par la crémation des livres mayas, mais la véritable surprise est à l’intérieur de la basilique. Comme nous cheminons avec le peintre-yogi en direction de l’autel, Toldo nous arrête. Il fait remarquer sur le carrelage de terre cuite de la travée centrale le joint de maçonnerie. Il va s’élargissant, il se brise. Plus loin les carreaux se soulèvent. Toldo désigne alors au sol, non loin du chœur, une surface entièrement brisée de la taille d’une tombe. Les maçons font tout pour aplanir les carreaux et les sceller. Sous la poussée d’une force souterraine, ils continuent de se soulever et se brisent. “Lilith”, déclare Toldo. Et le peintre-yogi, au fait de l’histoire: “… qui n’a de cesse de revenir.”.
Cenote
Descente par une double échelle de vingt-trois mètres. J’évite de regarder en haut, en bas, je descends les yeux rivés à la paroi, il faut éviter de penser “si je lâche, je suis mort” — j’y pense.. Toldo, lui, est déjà dans l’eau, au fond du trou. Tout à l’heure, Toldo a fait monter dans la voiture un gamin de la région. Il nous a guidé le long de la piste. Maintenant, il nous rejoint au fond du cenote, décroche un radeau, en tire à mains nues sur un filin d’acier, l’amène au centre du cratère d’eau. Le peintre-yogi est sur le radeau. Il avance vers nous telle une apparition. “Des plongeurs ont voulu atteindre le fond, dit Toldo, ils ne l’on jamais atteint”. Après la baignade, Toldo essaie de convaincre l’indigène d’apprendre le maya, sa langue. “Tu devrais profiter, ton père parle le maya”. Le gosse n’est pas ravi. Par politesse, il hoche la tête. “Je vais t’envoyer un conte, tu verras, tu vas vite apprendre.” Sortis de l’eau, revenus sur le terre ferme, vingt-trois mètres plus haut, nous remontons en voiture. Aussitôt quitté la piste, Toldo conduit selon son habitude, à une vitesse folle. Sans ceinture, torse nu, plus que calme, extatique.
Sudzal
A Schambalante, cuisine délicieuse et belle concoctée par un chef sur les indications de Toldo. Dans l’assiette les arrangements sont précieux, les produits choisis quand ils ne sont pas récoltés. Régime sans viande avec une préférence pour les légumes et les fruits, et des eaux à boire, rouge, verte, jaune, de Jamaïque, de citrus, de courgette — bien les eaux, mais passer la soif ne suffit pas, je pense aussitôt: “il va falloir trouver la parade”. Elle est au village de Sudzal. Là où vit le peuple, on boit. Le gardien des bâtons me remet un vélo. Je pédale trois kilomètres sur une route tracée au cordeau. Au bout, dans un nuage de poussière chaude, l’église hispanique, une croix de béton, la place de jeux et le poste de police. Camions, motos et charrettes roulent en direction de Mérida. Les chiens dorment au milieu de la route, les véhicules contournent. J’arrête mon vélo devant l’épicerie. Murs de parpaings, porte de ficelle. En façade des pochages publicitaires, à même le trottoir les bouteilles de gaz et l’armoire à glace. A l’intérieur, des jeux d’arcade des années 1980, et les produits en vrac, grain, farine, pois. Ces épiceries de village ne vendent pas d’alcool. Un gosse me renseigne: “mais je crois qu’aujourd’hui c’est fermé.” Il a raison. L’unique débit de Sudzal appartient à la chaîne Sixx et les jours d’élection le débit n’ouvre pas. Deux paysans affairés sur une moto qui a perdu sa roue: “depuis la boucherie, tu comptes deux blocs, c’est derrière la maison jaune”. Il me faudra encore parler avec d’autres villageois car la boucherie c’est l’ancienne boucherie, “normal que vous ne l’ayez pas vue, me dit une autre gosse, c’est ce truc, là (un bâtiment condamné). En revanche, pour ce qui est de l’alcool, tout le monde est d’accord : derrière la maison jaune. Deux blocs plus loin je me glisse à travers une palissade, je me retrouve dans une cour privée. Des hommes boivent au milieu des poules. Ils m’avancent un chaise. Je commande un “missil” pour la tablée (bouteille de 1,2 litres). Les hommes parlent boxe, football, élections municipales. “C’est aujourd’hui, on ne boit pas pendant les élections, mais c’est fini maintenant, on sait déjà qui a été élu, dit mon voisin”. Il se présente: je suis l’adjoint du maire.
Voyage 4
Après le repas à l’hacienda servi dans un restaurant aéré où dînait un groupe venu assister à un séminaire de « biotypes », Toldo me promène à travers la propriété, 100’000 mètres de jardins, de cellules, de communs pour méditer, jeuner, manger, réfléchir et des palapas (sortes de palestres où s’entraîner), des serres, des terrasses. Dans ce vert paradis, les ruines d’une ancienne fabrique de chanvre (tresse de cordes destinées à la marine). Toldo me montre les pièces d’eau (il aime se baigner, dans le froid, dans le chaud) et un habile système d’adduction qui distribue l’eau de la nappe souterraine au moyen de “bisses”. Piscines, étangs, puits, arrosage, couloir de natation, fontaines, tout est connecté. Sur notre passage, des grenouilles s’enfouissent entre les nénuphars. « Il y a aussi des crocodiles », fait Toldo. Je crois à une plaisanterie. « Un était déjà là, l’autre c’est le voisin qui nous l’a donné ».
-Et ils mangent quoi ?
-Des iguanes.
Voyage 2
Que faire ? A quoi rime ce jeu? Je n’y vois goutte. Bâton devant, je sonde le sol, j’avance. Il faut tenir la distance entre les deux murs. Le couloir du labyrinthe se resserre. Puis il fait un coude, il s’élargit. Je suis renvoyé d’où je viens. Il n’y a pas de lune. Les palmiers flottent. Un vent léger traverse la jungle. Les bambous claquent des dents : tchac-tchac. Maintenant des racines gonflent sous mes pas. Il faut ralentir. J’enjambe. Et je progresse. A nouveau je suis arrêté. Quelque chose. Un tronc? Un pas de côté, en se tenant au mur. De grosses pierres rondes noires, je ne sais pas. Des oiseaux crient. Il fait nuit. Dix minutes que je erre. La fatigue me rattrape. Pas celle du corps, celle de l’esprit. Ce jeu tombe au mauvais moment: encore abruti par le vol de Madrid, la nuit à l’hôtel Revolución, le second vol vers Mérida, la journée en ville, la course en voiture, pour aboutir ici, dans ce noir. Mais il faut continuer, marcher devant soi — ce que je fais. Soudain je m’arrête. Marcher, on ne peux plus: jaillis de terre, des fûts bloquent le passage. Soulagement. J’ai trouvé. C’est la réponse qu’il s’agit de ramener au maître du labyrinthe: une fois reconnu l’obstacle, comprendre que l’« on ne peut pas » et rebrousser chemin. Ce que je fais. Le pas est mieux assuré, plus rapide, je crois reconnaître des pans de ciel, des morceaux de mur. Dix minutes pour revenir au point de départ. Enfin je débouche sur la place des Quatre éléments. Je prends la sente qui conduit à l’entrée de l’hacienda, devant le portail j’appelle le gardien. Il refuse le bâton que je luis tends.
-Non, non, fait-il atterré. « El patrón » veut que vous alliez au bout !
-Ben voyons…
Le gardien reste ferme : il faut.
Donc je retourne dans le labyrinthe. A nouveau je choisis terre. Et je marche. Plus vite. Jouant du bâton. Ecartant les bambous, glissant sous les palmes. Arrivé au fond des sinuosités, au fond du labyrinthe, je prends la mesure de cet obstacle, l’obstacle qui obstrue le passage. Ce n’est pas impossible. Suffit de ne pas être gros. Je ne le suis pas. D’avoir le corps souple. Voyons… Je me tords, je me contorsionne. Pour ramener le reste du corps, je tire. Voilà, je suis passé. De l’autre côté de l’obstacle, à nouveau le couloir de pierre. Qui conduit à d’autres couloirs de pierres. La marche reprend. Je sors enfin du labyrinthe et trouve Juan et Toldo assis devant une fontaine aux anges.
-Tu étais où ?
Voyage
Trois fois Toldo a changé le programme. Ce soir, il le change encore. Sorti d’une cantina où j’ai dîné, je reçois un message : « nous partons demain matin, où es-tu? ». Son chauffeur me prend à l’hôtel Revolución à 5h30. Nous roulons dans la nuit. En haut de Reforma, nous dépassons trente, cinquante, cent cyclistes. Un club pédale derrière sa voiture-balai. Le trafic est énorme, la pollution terrible. A l’obscurité s’ajoute l’obscurité. Quand nous bifurquons vers le quartier résidentiel de Bosque de Lomas, d’autres cyclistes. Ceux-là grimpent les pentes aiguë des collines du Bosque. Le quartier est fait de bosses. Bâties au-dessus des vallons, les villas ne sont accessibles que par une de leurs façades. Les plus techniques ont des ascenseurs sur la face aveugle. Mais le plus étonnant demeure l’ambiance. Les arbres qui déploient leur frondaisons sur les toitures ferment le ciel au-dessus de ce quartier-écrin. C’est là que vit Toldo. Il descend d’une maison verticale, sort par une porte basse, s’engouffre dans la voiture. Le chauffeur démarre. Une heure plus tard, nous embarquons à l’aéroport de Toluca dans un avion de l’Aero bus. Vol rapide pour la capitale du Yucatán, Mérida. Là Toldo s’habille et part pour son bureau. Comme il part en voiture, j’en profite. Quartier des hôtels internationaux. « C’est là que nous sommes. », dit-il en désignant au loin une tour de verre et de métal. Et ses jardins-fontaines, ses restaurants d’esplanade, ses polices privées, sa flotte de véhicules. Grosse enseigne au nom de Toldo en haut de la tour. Je siffle d’admiration. « Oh, nous n’avons que sept étages », dit Toldo. Nous prenons l’ascenseur. Au septième, Toldo ouvre la porte d’un bureau. Apparaît Gonzalo. La dernière fois que je l’ai vu, c’était sur les bancs du lycée français de Mexico, nous avions 18 ans. « Tu ne m’as pas dit que Gonzalo serait là ! », fais-je observer plus tard. Toldo : « je ne le savais pas ». ‑Mais il travaille bien pour toi. “Oui, bien sûr… parmi quelques milliers d’autres”. Puis : « je vais dire à un chauffeur de te donner une moto et tu peux retourner chez moi ». Me voici à rouler dans le plan en quadrillage de Mérida. J’aboutis dans une maison-villa. Étroite comme un couloir, elle est longue comme le kilomètre. Du vestibule à la piscine, tout s’aligne : salle de bains, salon, cuisine, terrasse. C’est la maison qu’a fait rénover Toldo près du centre historique. A deux heures, retour au pied de la tour. Nous avons rendez-vous pour aller dîner. J’attends dans la cour avec les concierges, les gardiens et les fontaines. Enfin, l’ascenseur s’ouvre. Toldo, un employé, Gonzalo. Mais ce dernier repart pour Mexico. Il s’excuse : une affaire vient de tomber. Nous allons au restaurant à pied (les déplacements à pied sont rares). Il fait chaud. Il fait très chaud. Offre de poissons fins au milieu de tablées de femmes surmaquillées et de Messieurs en santé. Majordomes et serveurs, luxe et réserve. Tous: “Monsieur Toldo, par ici je vous prie!”. A notre table attend l’un des gourous de Toldo – il nous accompagnera pendant quatre jours. Cheveux gris, figure émaciée, catogan, yogi, il a quatre-vingt-huit ans. Il est peintre. Et sympathique. Au milieu des tables du restaurant occupées par ces couples argentés, il montre des feuilles qu’il a cueillies sur un arbre sacré avant de les mettre à sécher. Des feuilles géantes. Du type nénuphars. Il explique la technique de vernissage, passe les feuilles par-dessus nos assiettes. Nous dînons de poulpe, de « ceviche », de « guacamole ». Après quoi je rentre dormir. Puis je cherche de la bière. Je n’aurai pas le temps de la boire : nous repartons. Cette fois, Toldo prend le volant. Nous quittons Mérida. La route trace à travers une jungle d’arbustes poussiéreux. Partout le long de la voie des travaux. Les femmes agitent des fanions rouges, des encagoulés aplanissent un bitume fumant. Descendus de voiture, dans la nuit, nulle part, Toldo tend les clefs au gardien qui a ouvert le portail de l’hacienda Shambalante. Le gardien les empoche et nous remet trois bâtons. Juan, le peintre yogi, part devant, Toldo ferme la marche. Nous cheminons sur une sente marquée de pierre. Elle serpente. Elle aboutit sur une place circulaire entourée de hauts murs.
« Tu prends terre, eau, feu ou air ? », demande Toldo.
Il me remet un bâton, je m’enfonce dans le labyrinthe.