LM qui a passé 27 ans en Europe, d’abord en France, puis en Suisse (comme tous les Français qui cherchent la condition économique — je ne critique pas, je constate), énumère ses contacts, les circuits, les avantages, les difficultés. J’imagine les drames qui se jouent sur cette scène semi-clandestine entre les prétendants à la cagnotte et bien entendu il confirme ce que chacun sait (et que nie l’Etat): les gens se regroupent par race, langue, nation. Aussi me vante-t-il les mérites d’un immigré “qui a réussi” (ce que cela veut dire?) et solidaire l’a aidé, le metteur en scène Omar Porras. LM le tient, oubliant un peu vite l’opinion que j’exprimais déjà il y a trente ans, pour une sorte de génie “sorti de la bouteille”. Sans nier le mérite (cas romantique de l’enfant de la rue) ni le travail (réel), je fais valoir en m’échauffant, exactement comme je m’échauffais il y a trente ans lorsque le personnage se produisait dans les caves de nos (les siens, les miens) squats de Genève avant que d’être récupéré par nos (les miens pas les siens) imbéciles d’Etat pour qui Botero est de l’art et le Che de la philosophie, je fais donc valoir que la production de cet artiste officiel est une attaque contre l’intelligence, l’esthétique et l’histoire culturelle de l’Occident, illettré qu’il est, incapable faute de lettre d’apprendre ou seulement de prononcer le français, dès lors incapable de saisir les finesses de chef d’oeuvres que, à l’occasion de subventions, il démolit les noyant par effet compensatoire dans la musique, la lumière, le strass.
Patin
Je sais ce que je dis au mot près. En revanche, c’est en partie dû à l’usage intempestif du téléphone, son régime d’abstraction, la distance comblée, la fausse présence, j’ai de la peine à me souvenir à qui j’ai dit, par exemple quand je rapporte comme ces jours des anecdotes de voyage, forcé alors de m’enquérir: “tu m’arrêtes si je t’ai déjà raconté!”.
Cartagena 2
LM veut que je change d’hôtel. Le meilleur établissement de la ville est le Bellavista. Un lieu de jardins, de fraîcheur, une ancienne bâtisse coloniale, les artistes descendent là, et puis dit LM, “je connais le propriétaire, il te fera une prix”. D’ailleurs, il me l’a montré hier comme nous venions de l’aéroport en bus ce Bellavista. Séparé de la plage par une route quatre pistes, plat comme un galette, l’air vétuste. Mais surtout, il y a vingt jours que je fais et défais mon sac, la perspective de garder une chambre quarante-huit heures de suite me réjouit. Alors je dis “peut-être, “je vais réfléchir” et finalement: “non”. LM est déçu. Il m’accuse de n’en faire qu’à ma tête. Il a raison. Ainsi je me promène dans le quartier de Puerto Norte. Marché d’objets de récupération, clochards étendus dans les parcs, ateliers de téléphonie, peuple alenti de Cartagena à côté de la vieille-ville vibrante de touristes, un endroit sans intérêt tel que je les aime (LM me dit : “je ne connais pas”). Puis je fais la sieste. En fin de journée, je rejoins LM. Avec Olga et un vieux-jeune dithyrambique qui parle plus vite que vite (c’est son avocat), il m’attend sur la plage. Ils ont loué une table avec parasol et des transats, ils rechargent les bière de l’autre côté de la quatre pistes, là où se trouve le Bellavista. A 17h30 quand la police ferme la plage et fait refluer les baigneurs, LM nous emmène à l’hôtel, il va saluer son ami le directeur. A l’extérieur, deux adolescents en guenilles les pieds nus repeignent avec des pinceaux-brosses le gris anti-urine du mur d’enceinte. A l’intérieur le décor tient de l’asile psychiatrique et du film d’horreur. Armoires défoncées, trous dans le carrelage, WC condamnés, portes jetées au sol. Un misérable aux dents cassées qui boit une soupe flaire une présence étrangère. Il toise l’avocat: “t’es qui toi?”. Cependant LM a disparu. Dix minutes plus tard il revient avec un homme ventru et sale, en pyjama, qui se demande ce qu’on lui veut, le directeur, son ami. LM explique: “j’ai vécu là pendant une année. Auparavant j’étais dans la tour, celle-là, à gauche, un appartement au dernier étage, je couchais avec la voisine du huitième, la femme d’un boxeur fou”. Après quoi nous marchons lentement, lentement en direction du centre, mais d’abord LM cherche son herbe, qu’il vient d’acheter, qu’il a perdue, qu’il veut racheter (“est-ce que ne sera pas trop tard Olga?”) et nous range dans une ruelle obscure où il allume une pipe qu’il fait passer (comme je fais remarquer qu’ils sont juste en face d’un dispositif de vidéosurveillance, LM déplace les amis). Qu’il installe à l’aplomb du mât aux caméras avant que d’allumer une autre pipe. L’avocat rentre chez lui. Olga et LM rient et marchent (lentement), et rient. Olga désignant une jolie maison de bois blanc : “tu devrais rester un jour de plus, comme ça tu pourrais visiter, c’est la maison de l’ancien président”. LM approuve. Se demande comment je pourrais aménager le temps pour réussir cette visite. Lui qui a la hantise du politique. Même chose pour la religion. Hantise qu’il ne cesse d’exprimer, d’expliquer, de justifier — il y a deux jours à Chochil, comme nous franchissons la porte de l’église, il se décoiffe et ferme brièvement les yeux.
Plage
Olga sur la plage de Cartagena, encore ruisselante de son bain dans l’eau grise nous dit : « qu’ont ait l’existence c’est possible, en tout cas je vois que j’existe, pour ce qui est de vivre.. ». Elle se couche dans le transat, n’y pense plus. Etonné, je me demande : “ai-je bien entendu ?”. Comme si quelqu’un avait parlé à travers elle!
Cartagena
Ville d’empire sur les Caraïbes, port de transit pendant le siècle d’or, sa forteresse biseautée qui s’avance sur la mer est la réplique exacte de celle de Puente, à quelques kilomètres d’Agrabuey. Nous atterrissons de Bogota en fin d’après-midi à bord d’un vol Avianca. LM a laissé ses pulls et son nunchaku dans la capitale: il fait trente-sept degrés, ici nous sommes en sécurité (dit-il). Il insiste pour que je dorme chez la fille qui l’héberge précisant: “c’est moi qui prend son lit”. Je descends dans un hôtel de Manga, l’un des îlots qui compose Cartagena de Indias. A la tombée de la nuit, LM m’appelle pour me dire qu’il va falloir attendre. Dans quelques minutes a lieu le coup d’envoi du match Colombie-Uruguay. “Regarde par la fenêtre, tout va s’arrêter”. Le temps de rejoindre l’avenue, je vois le trafic diminuer et s’interrompre. Les chiens prennent possession de la route, partout résonnent les téléviseurs. Installé sur le trottoir à côté d’un frigidaire rempli de Club India, je suis le jeu (avec passion…) en compagnie d’Urquiel, propriétaire d’un chat, d’un hamac, de l’échoppe et de ce frigidaire. Lorsque la Colombie marque, les taxis (qui sont les derniers à circuler) s’arrêtent, les chauffeur viennent revivre le ralenti. Le soir, long périple à travers le quartier colonial et festif pour une sorte de “tournée d’adieu”. Autrefois LM a travaillé dans les bars de nuit et à chaque coin de rue, de parc, de place, surgissent des souvenirs et le voici qui frappe à une porte, prononce un nom, cherche d’anciennes connaissance. Olga, l’amie indienne qui l’accompagne, ajoute ses remarques, ses commentaires, ses précisions: tous portent sur le changement. C’est “ce tabac a été déplacé il y sept ans, “ah, tu ne savais pas… oui, mort” ou encore “non, ce restaurant n’a jamais été ici”. Nous marchons pendant des heures. La visite est commentée. Interminable. Lumière jaune sur les remparts. Bruit du ressac. Halte dans les épiceries pour la bière, halte sur des bancs pour que LM reprenne son souffle. Si nous allions manger? Chaque fois que nous approchons d’un restaurant, LM déclare “on mange très bien ici! et il s’en va. LM achète un gobelet de “ceviche”. Je suis. Petit gobelet, un franc suisse, crevettes et poulpe. Et nous repartons. Quartier de Getsemaní: mille personnes dansent dans les ruelles festonnées, la salsa résonne dans les antres à musique, nous écoutons un orchestre, créoles exubérantes, cuivres et marimbas. Moi qui déteste, j’aime beaucoup.