Cartagena

Ville d’empire sur les Caraïbes, port de tran­sit pen­dant le siè­cle d’or, sa forter­esse biseautée qui s’a­vance sur la mer est la réplique exacte de celle de Puente, à quelques kilo­mètres d’A­grabuey. Nous atter­ris­sons de Bogo­ta en fin d’après-midi à bord d’un vol Avian­ca. LM a lais­sé ses pulls et son nun­chaku dans la cap­i­tale: il fait trente-sept degrés, ici nous sommes en sécu­rité (dit-il). Il insiste pour que je dorme chez la fille qui l’héberge pré­cisant: “c’est moi qui prend son lit”. Je descends dans un hôtel de Man­ga, l’un des îlots qui com­pose Carta­ge­na de Indias. A la tombée de la nuit, LM m’ap­pelle pour me dire qu’il va fal­loir atten­dre. Dans quelques min­utes a lieu le coup d’en­voi du match Colom­bie-Uruguay. “Regarde par la fenêtre, tout va s’ar­rêter”. Le temps de rejoin­dre l’av­enue, je vois le traf­ic dimin­uer et s’in­ter­rompre. Les chiens pren­nent pos­ses­sion de la route, partout réson­nent les téléviseurs. Instal­lé sur le trot­toir à côté d’un frigidaire rem­pli de Club India, je suis le jeu (avec pas­sion…) en com­pag­nie d’Urquiel, pro­prié­taire d’un chat, d’un hamac, de l’é­choppe et de ce frigidaire. Lorsque la Colom­bie mar­que, les taxis (qui sont les derniers à cir­culer) s’ar­rê­tent, les chauf­feur vien­nent revivre le ralen­ti. Le soir, long périple à tra­vers le quarti­er colo­nial et fes­tif pour une sorte de “tournée d’adieu”. Autre­fois LM a tra­vail­lé dans les bars de nuit et à chaque coin de rue, de parc, de place, sur­gis­sent des sou­venirs et le voici qui frappe à une porte, prononce un nom, cherche d’an­ci­ennes con­nais­sance. Olga, l’amie indi­enne qui l’ac­com­pa­gne, ajoute ses remar­ques, ses com­men­taires, ses pré­ci­sions: tous por­tent sur le change­ment. C’est “ce tabac a été déplacé il y sept ans, “ah, tu ne savais pas… oui, mort” ou encore “non, ce restau­rant n’a jamais été ici”. Nous mar­chons pen­dant des heures. La vis­ite est com­men­tée. Inter­minable. Lumière jaune sur les rem­parts. Bruit du ressac. Halte dans les épiceries pour la bière, halte sur des bancs pour que LM reprenne son souf­fle. Si nous allions manger? Chaque fois que nous appro­chons d’un restau­rant, LM déclare “on mange très bien ici! et il s’en va. LM achète un gob­elet de “ceviche”. Je suis. Petit gob­elet, un franc suisse, crevettes et poulpe. Et nous repar­tons. Quarti­er de Get­se­maní: mille per­son­nes dansent dans les ruelles fes­ton­nées, la sal­sa résonne dans les antres à musique, nous écou­tons un orchestre, créoles exubérantes, cuiv­res et marim­bas. Moi qui déteste, j’aime beaucoup.

LM 2

“Tu as une excel­lente fac­ulté d’analyse, mais il faut y met­tre de la syn­thèse. Sans cela, impos­si­ble de pren­dre une déci­sion et si tu n’agis pas le prob­lème demeure, le prob­lème grandit, le prob­lème devient insol­u­ble”. Pour plac­er cette phrase, au petit-déje­uner, entre le pois­son et le choco­lat chaud, j’ai dû lut­ter. LM m’a inter­rompu une fois, deux fois, jetant des regards inqui­ets sur les clients qui man­gent des soupes, il a fal­lut le faire taire, crier “je finis!”. Alors, affolé, les mains à plat pour se don­ner de la fer­meté, il rétorque:

-Tu ne com­prends pas. 

Puis s’en va à grands traits et comme je le rat­trape dans la rue:

-Il faut être fou pour par­ler comme ça de mon ter­rain quand des oreilles nous écoutent!

LM

Aux yeux de LM, tout est con­spir­a­tion. D’ac­cord, mais com­ment le sait-il? Con­spir­a­tion l’his­toire colo­niale de la Colom­bie, con­spir­a­tion le mise en coupe du pays par les nar­co­trafi­quants, con­spir­a­tion le spécu­la­tion sur les forêts, le pét­role, l’herbe. Les livres sont là, rem­plis de preuves. Il me les tend. Je les place sur la table de nuit, à côté de la bouteille d’eau et des tam­pons de cire, sur le Bartle­by de Melville, que je n’ai jamais lu, qu’il faut lire (dit LM), que j’es­saie de lire, qui me tombe des mains. Con­spir­a­tion encore la “gen­tri­fi­ca­tion” du “west­ern”, le quarti­er infrahu­main où sur­vivent les échoués. Celle-là com­mandée depuis une pro­priété israéli­enne qu’il me désigne à tra­vers la fenêtre rafis­tolée de la cham­bre. “Tu vois ce grat­te-ciel? Eh bien les huit let­tres que tu lis sur sa façade, c’est le nom de la com­pag­nie qui con­trôle tout dans cette ville.” Il y revient sans cesse. Où que démarre la con­ver­sa­tion, il boucle le cer­cle: con­spir­a­tion. J’avoue: les argu­ments sont per­suasifs. Ajou­tons: je n’en sais rien. Il faudrait lire, et pas seule­ment ce qui est empilé sur la table de nuit. Ce n’est pas tout. LM pos­sède un ter­rain dans les Caraïbes. La semaine prochaine nous irons le voir. Il se trou­ve dans un faubourg de San­ta-Mar­ta et il est en dan­ger? Le ter­rain? Pas seule­ment. Lui aus­si, LM. Men­aces qu’il m’ex­pose plusieurs fois, dans un ordre et un autre ordre, en sucrant les mots-clefs de sorte qu’à la fin je n’y com­prend rien, mais fig­urent par­mi les gri­maçants de la sara­bande des para­mil­i­taires, des caïds locaux, des Juifs et des indigènes. LM tran­spire. A moins qu’il ne se fasse tran­spir­er. Là, il va fumer un joint, parce qu’il faut se calmer, procéder par étapes, résoudre le prob­lème avec les avo­cats. Le lende­main, nou­v­el exposé, pas le même, un autre, dans un autre ordre, sur le même sujet.

0–1‑infini

L’or­di­na­teur, tou­jours le choix absolu. L’hu­main, tou­jours le choix relatif. 

Anthropophagie

Le devenir de l’hu­man­ité occi­den­tale est à l’autoconsommation.

Triche

Regarde dans l’autre direc­tion! Le prob­lème ne dis­paraî­tra pas.

Larrons

Jonc­tion entre les pétroliers et les écol­o­gistes, tous deux enlaidis­sent les paysages pour en faire du combustible. 

Sur la montagne

For­mi­da­ble Chochil ce dimanche. Tout le vil­lage est dans les rues. Con­cert de Klax­ons, orchestres, jon­gleurs, marchands de glace, de cac­a­houètes, de mangues, clowns et familles en habits et au-dessus des toits les fumées des broches à poulets, fours à pain, braseros de porc, gril­lades de chori­zo. Comme il se doit, après le goûter, tout ce monde reprend la route en direc­tion de Bogo­ta, notre bus reste blo­qué deux heures dans un embouteil­lage qui ser­pente sur les val­lons et tombe la nuit, ce dont se félicite LM, car je pour­rai pho­togra­phi­er les lumières de la ville. Déposés en périphérie, LM me presse de marcher sans regarder alen­tour. Sor­tis de la zone de dan­ger, nous butons sur un bar­rage de police. Dans un square silen­cieux se tient un man­i­fes­ta­tion sans man­i­fes­tants (ils sont ren­trés se couch­er). Nous tra­ver­sons l’an­ci­enne Bogo­ta, celle des Espag­nols, comme feraient les chats aux heures gris­es, car nous sommes seuls et nulle part il n’y a trace de vie, quand soudain, à croire qu’un éclairag­iste vient de déclencher ses feux, tout est illu­miné et des mil­liers de per­son­nes sont dans la rue à boire, fumer, danser, hurler, c’est la place Boli­var, lieu de fon­da­tion de la ville (pre­mières pier­res d’ El Dorado).

Sustenter

Au petit-déje­uner que nous prenons dans un marché cou­vert du quarti­er, LM com­mande un choco­lat chaud, une soupe de pois­son (caldito) et un Coca-Cola. Je me con­cen­tre sur les œufs et le café (tin­to). Les tacos sont ici des arepas, grosse galettes molles et farineuses et indi­gestes. Le reste du jour: avo­cat (gros comme des mel­ons) et litres de Club Colombia.

Páramo

“Et se couper les cheveux?” Sim­ple sug­ges­tion. LM trou­ve l’idée excel­lente. Juste­ment nous sommes à La Calera, au-dessus de Bogo­ta, au-delà du páramo, cette végé­ta­tion d’un vert lux­u­ri­ant qui tapisse les lèvres du vol­can et dis­tribue l’eau de rosée vers la plaine, et il y a au vil­lage une rue des coif­feurs. Au ciseau une femme fraîche­ment battue, d’abord aphone, puis mise à l’aise par le babil inces­sant de LM ragail­lardie. Elle coupe la moitié de ce que LM a sur la tête et il en reste: c’est dire! J’en prof­ite, mais pour moi ce sera juste les rou­fla­que­ttes et le con­tour des oreilles (il n’y a pas grand chose de plus). De retour sur la place du vil­lage où nous man­geons de la panse de cochon au riz, je vois que si la dame a bien réus­si LM (cheveux colom­bi­ens) elle a mal réus­si ma tête (cheveux étrangers), prob­a­ble­ment faute d’os­er. Puis nous mon­tons (dans ce pays on ne fait que mon­ter) saluer un ami de LM écrivain-jour­nal­iste-homme de télévi­sion. Il nous reçoit dans une mai­son indi­vidu­elle con­stru­ite, comme tout ce que je vois depuis mon arrivée, avec des bouts de ficelle mais qui a l’a­van­tage d’of­frir une vue splen­dide sur des pâturages dignes de la Glâne fri­bour­geoise (ne s’y étant pas trompés des Suiss­es ont instal­lés des fer­mes dans la région) et nous emmène dans un courette où jouent un chien pataud et la fille de la bonne. Pen­dant que LM et l’hôte échangent un flux de paroles dont je ne sai­sis pas un mot, la gamine shoote le bal­lon et ren­verse encore et encore l’écuelle d’eau du chien. Plus étrange l’hôte, sans arrêter la con­ver­sa­tion, assène de temps à autre des coups de pieds du type “low-kick” à un punch­ing-ball sus­pendu en tra­vers de la courette.