Est 8

 

Descente du cours bas de la riv­ière Tara à bord d’un raft. Rive gauche où nous avons mis à l’eau, le Mon­téné­gro, rive opposée la Bosnie. De part et d’autre la forêt prend sur des éboule­ments de roche, mêle ses racines à la pente, tire vers l’échancrure de la gorge. La cime est à cinq cents mètres. Les Polon­ais vont tête nue et debout, chantent et boivent et salu­ent ; nous dou­blons leur embar­ca­tion, pagayons selon les ordres de Vlad, glis­sons sur des rapi­des en cette sai­son tar­dive apaisés. Le long des rives, des instal­la­tions népalais­es et troglodytes, ter­rass­es sur pilo­tis, huttes de bran­chage, bars de bois flot­tés. L’eau est belle, les fonds nets. Nous nav­iguons au-dessus des blocs de gran­it, des troncs pétri­fiés, des galets géants. Entre les rapi­des, des bassins où nag­er. Les pieds devant, le courant vous entraîne. Sans le casque ni le gilet, le bon­heur serait plus grand, mais je ne suis pas Polon­ais, je me tiens sous l’autorité du bar­reur. Au bout d’une heure de pagaie, arrêt côté bosni­aque. Trois cuvettes creusées sur le pas­sage d’une source con­ti­en­nent bières et limon­ades. Nous buvons de la Niksicko avec des Berli­nois et un Espag­nol chevelu pro­fesseur d’université à Madrid. Survi­en­nent les Polon­ais. Tous ont sauté à l’eau : vu leur poids, les remon­ter à pris du temps (le bar­reur attrape les bretelles du gilet de sauve­tage et fait levi­er, mais au-delà des 80 kg, la manœu­vre est hasardeuse). Ruis­se­lants, agi­tant des bouteilles de vod­ka, ils filent vers le prochain rapi­de. L’excursion finit en début d’après-midi, là où la riv­ière change de nom, devient la Rina et entre en Bosnie. 

Est 7

Restoran For­tu­na, à la croisée des routes bosni­aques et mon­téné­grines. Dana la patronne rêve de revoir Lau­sanne. Elle se sou­vient de sa prom­e­nade sur les bor­ds du lac il y a trente ans. Hormis les monastères dont toutes sortes d’im­ages sont affichées dans l’en­trée de la salle à boire, elle sem­ble surtout s’in­téress­er aux lacs. Lorsqu’elle trace du doigt des des­ti­na­tions pos­si­bles pour la suite de notre voy­age, toute amè­nent à des lacs. Peut-être est-ce par dépit: le lac de Bile­ca qui s’ou­vre sous ses pieds, devant le Restoran, est laid, ter­reux et flan­qué de berges imprat­i­ca­bles. S’il y a jmais eu des cafés, ils ont glis­sé dans l’eau. L’auberge-restau­rant est tout aus­si hasardeuse dans sa con­struc­tion. Donc peu touris­tique. Tor­due, grisâtre, dépeinte, repeinte, aban­don­née, reprise. Au demeu­rant fort sym­pa­thique. Je m’y sens bien. N’é­tait-ce le chien. Celui qui aboie sans dis­con­tin­uer. Après notre pre­mière nuit, Evola inter­roge la patronne. “Oui, admet-elle, c’est un prob­lème”. Ce qui laisse sup­pos­er qu’elle va résoudre le prob­lème. Aucune­ment. Deux­ième nuit, même cauchemar. Ici, pas de lit­téra­ture: ce chien, petit et jeune et noir, aboie sans dis­con­tin­uer. Le matin, Evola va le voir. Le chien s’ar­rête d’aboy­er. Bon­dit comme un cabri. Pleur­niche et joue. Evola s’éloigne, il se remet à aboy­er. “Il n’a pas mangé, il est attaché”, me dit-il. A la fin de la journée, je crois avoir une hypothèse: le voisin l’a attaché à la lim­ite de notre pro­priété pour punir la patronne du Restoran Fortuna. 

Est 6

Marché de Niksic, Mon­téné­gro, dans l’ar­rière-cour d’un cen­tre com­mer­cial des années 1979, au milieu des piments et des que­nouilles d’ail, des patates et des pastèques les paysannes tri­co­tent des chaus­settes pour géants.

Est 5

Semaine dernière, sous un abri de bois, tan­dis que ses par­ents règ­lent l’emplacement de la car­a­vane famil­iale, cette adorable petite-fille alle­mande, blonde, espiè­gle avec qui j’en­tre en con­ver­sa­tion en alle­mand et à qui je finis par deman­der son prénom fait: “Lara”. Puis elle réflé­chit et riant : “non, en réal­ité, je m’ap­pelle Emilia.”.

Est 4

Je l’ai dit, aus­sitôt après avoir pénétré dans l’en­clave bosni­aque de Neum, nous avons quit­té la route de tran­sit pour pren­dre la direc­tion des mon­tagnes. Deux jours plus tard, nous voici devant un prob­lème. Dix voitures sont rangées devant le poste de douane bosno-mon­téné­grin. Rien ne bouge. Le soleil tape. Un demi-heure passe; une heure. Ce qui appa­rais­sait comme une for­mal­ité vire à l’ab­surde. En cab­ine, sous un toit de tôle brûlant, un homme en uni­forme: il con­trôle un cou­ple local. Mais que con­trôle-t-il exacte­ment? Pas de cof­fre ouvert, pas de fouille. Evola s’in­quiète: “cette fois, on est bon pour aller faire un test”. Le cou­ple sous enquête réus­sit l’ex­a­m­en. Voiture suiv­ante. Même manège. Quand vient notre tour, le mil­i­taire retrou­ve le sourire : “Vous êtes entrés illé­gale­ment!”. Je joue à l’id­iot. Il répète. Je ne com­prends pas. Il répète, il explique. Tombe la sen­tence. Une amende de trois cents euros. Tourné vers le Mon­téné­gro dont une bar­rière mar­que l’en­trée, je demande: “et nous pou­vons entr­er?”. Le mil­i­taire ne dit pas “non” et pour cause, ce n’est pas son affaire, il est Bosni­aque. Un col­lègue du même âge, de la même car­rure, le rejoint. L’air embêté, ils m’emmènent dans une officine. Pre­mier geste, retir­er leurs cein­tures de charge, pos­er les Glock sur la table. Les armes sont devant moi — ce que l’on ne fait jamais. Preuve que tout va bien. Du moins pour eux. L’un des deux ouvre un tiroir, en tire des for­mu­laires, les feuil­lette, soupire, me les mon­tre. Mise en scène impec­ca­ble. “Voyez-vous, me dit-il, cela va pren­dre des heures pour rem­plir le rap­port.” Un silence et il m’a­madoue : “moi, je préfère voir le côté humain des choses”. J’ai com­pris. Je fais: “je suis per­suadé que vous avez la solu­tion”. Alors ils m’emmènent dans la cel­lule, me font asseoir sur le lit. “Ici, pas de caméra”, me ras­sure celui qui garde la porte. Je pro­pose cent-cinquante euros. Au moment de lâch­er les bil­lets: “mais dites-moi, ensuite nous pour­rons entr­er n’est-ce pas?” (car je crains que l’on exige des tests ou des codes ou des vac­cins bref une de ces toute neuve vex­a­tion). Argent en poche, fort con­tents, les deux com­pères rejoignent leur cab­ine, ten­dent nos passe­ports au Mon­téné­grin. Qui les regarde à peine. Retour à la voiture. Evola veut savoir ce qui s’est passé. Dès fois que le trio inter­na­tion­al change d’avis, je met le con­tact, j’ac­célère. Quelques kilo­mètres de plus, nous atteignons le belvédère qui sur­plombe la plaine lacus­tre de Niksic où un aimable vieil­lard à barbe claire nous sert de la Nicksicko.

Grippe 2020 (correctif)

Infor­ma­tion­nel et infor­ma­tique ce virus, je main­tiens. Et cor­rige: s’agis­sant la Bosnie notre hôtesse de Bile­ca rap­porte un con­fine­ment strict de trois mois, une inter­dic­tion de com­mercer de près d’un an, des aides finan­cières peu versées.

Grippe 2020

Virus infor­ma­tion­nel. Virus infor­ma­tique, selon les tech­niques des post-hip­pies instal­lés en garage qui pour ven­dre leurs logi­ciels mai­son relâchaient des virus infor­ma­tiques. Virus dans tous les cas très peu san­i­taire. Grippe. Avec ses morts. Saison­niers. Et hors-sai­son. Avec le recul, cette affaire pour­rait bien appa­raître (pour peu que les respon­s­ables soient poussés à l’aveu) comme la plus grande arnaque de tous les temps. ( A not­er que le virus ne fran­chit pas les fron­tières: ici, en Bosnie, per­son­ne ne sem­ble avoir enten­du par­ler de ce virus — il est vrai que la vie — par­fois la survie–  a d’autres priorités).

Est 3

Près d’Op­uzen, moment de réflex­ion dans une sta­tion-ser­vice en bord de route. A Metkovic, nous avons essayé de met­tre la main sur le doc­teur Col­ic afin de faire le test. La blan­chisseuse qui partage son local nous ren­seigne: il est en vacances. D’où cet arrêt. D’où ce moment de doute. Evola roule une cig­a­rette, j’ou­vre une bière Karlovacko. Dans le sud de la Croat­ie, les villes de Split et Dubrovnik sont séparées par le couloir mar­itime octroyé aux Bosni­aques suite aux négo­ci­a­tions de sor­tie de guerre. Cap­i­tale, Neum. Esthé­tique : Biar­ritz dans les Balka­ns sans le charme ni les vagues. Cepen­dant le jeune douanier a été clair: sans test ni vac­cin, nous pou­vons aller de Croat­ie en Croat­ie, pas s’at­tarder en Bosnie. “La région de Dubrovnik étant la plus fréquen­tée du pays, nous allons retrou­ver les Alle­mands, les Autrichiens, les Ital­iens à bord de leurs car­a­vanes fourre-tout, la promis­cuité du plaisir com­mer­cial et des prix sur­faits”, fais-je val­oir. Evola approu­ve. D’ac­cord pour dire que ce monde de grands vacanciers côtoyé con­tre notre gré depuis le Capo d’Is­tria, il faut le quit­ter dès que pos­si­ble. Juste­ment, telle est la Bosnie, un ter­ri­toire sans grâce ni réclame. Une heure plus tard, nous ten­tons donc une fois encore notre chance à la fron­tière (poste de Klek?) précédés d’une voiture d’I­tal­iens et suiv­is d’une voiture de Slovènes. C’est à peine si la douanière vise nos passe­ports. Dès que le poste dis­paraît de la vue, nous déga­geons du con­voi de touristes, grim­pons la pre­mière route sur la droite, suiv­ons la direc­tion d’une ville choisie pour sa posi­tion cen­trale en Repub­li­ka Serb­s­ka (les Bosno-serbes), Sto­vac. A la tombée de la nuit, après avoir roulé sur des voies flam­bant neuves puis cahoté sur des chemins muletiers, longé des lits de riv­ières impres­sion­nistes flan­qués de cimetières mahomé­tans et gravi des cols sans forme ni fin, nous débar­quons dans Bile­ca. Le vil­lage-aggloméra­tion domine un lac de bar­rage ter­reux. Un hôtel se dresse sur la berge. A en croire les jardins empier­rés de blanc, le gazon ruti­lant, l’é­clairage étudié, nous  sommes devant l’hô­tel chic de la région. Si l’on nous refuse une cham­bre, la rai­son est évi­dente: les étages sont en chantier, le chantier à l’a­ban­don, le build­ing est une coquille vide. Après six cent kilo­mètres et huit heures de con­duite, repren­dre le volant alors que l’on touchait au but a quelque chose de décourageant. Prob­lème bien­tôt réglé. Au car­refour de la route qui mène au Mon­téné­gro, entre la car­casse d’un avion de com­bat abat­tu par la DCA locale et un hangar de béton cou­vert de graf­fi­tis, une excel­lente matrone au sourire diaphane tient le Restoran For­tu­na. Il y a des chiens, des chats, des para­sols pub­lic­i­taires Niksic­ki, les escaliers sont de ciment brut, les cham­bres plus vastes que des salons, les téléviseurs de bois et la dame par­le le français (appris à l’école).

Est 2

Nous ten­tons d’en­tr­er en Bosnie-Herzé­govine par la douane bricolée de Metkovic. La route tra­verse le vil­lage, passe sous un pont sans éclairage, abouti devant un poste. Un tracteur, des hommes assis sur des pli­ants, une cuve de gasoil, pas de bar­rière. Deux offi­ciels sont assis dos à dos dans une cab­ine télé­phonique. L’un est Croate, l’autre Bosni­aque. Je tends les passe­ports au pre­mier, il me les rend. Le sec­ond les garde en main, exige les tests san­i­taires. Evola me tend nos doc­u­ments périmés depuis une semaine. Manque de chance, le douanier est jeune et con­scien­cieux. Il lit. Il cherche. Il trou­ve. Nous sommes refoulés. 

Est

Plan­té les tentes sur un vieux récif marin de la baie de Luko­vo. Le soleil se couche, avec lui le hameau dis­paraît. Situé à deux kilo­mètres, fait de quelques maisons, il a été con­quis sur la roche. Pas un arpent de plat, des cail­loux jusqu’au ciel. Solides et sim­ples, les bâtiss­es sont maçon­nées à la tru­elle. Elles se dressent devant une eau claire. Gravée dans la pente, la route de tran­sit relie Sinj au Nord (Istrie croate) et Zadar au Sud: on la devine à mi-hau­teur. Au-delà, le ter­ri­toire est lais­sé aux oiseaux. En face des tentes, une île sans végé­ta­tion. Dans l’après-midi, alors que le bac de Cres nous ame­nait sur Krk, cinquante dauphins ont sur­gi des pro­fondeurs. Ils ont dan­sé plusieurs min­utes. Le bivouac est instal­lé, le réchaud, les assi­ettes, les olives et le saucis­son répar­tis sur les cail­loux. Nous entrons dans la mer, nous nageons. Evola tente de reli­er l’île. Il brasse une demi-heure, il renonce. Les dis­tances trompent. Et puis il faut garder ses forces pour se hiss­er sur la terre ferme: le récif est en pointes, il cisaille les mains, il découpe les pieds. Seul recours, ren­tr­er le ven­tre et s’ex­traire à la force des bras. Peu avant vingt-deux heures, la nuit se referme. Evola allume la lampe de camp, verse un Whyskie, allume un cig­a­re. Je sur­veille les pâtes achetées à Vérone, ouvre une bouteille de Valpolicella.