Passé un cap. C’est “non”. A toutes les questions: “non”. Nos réserves sont immenses. Notre personne et notre force sont seules importantes. Que la vague s’abatte, le mot d’ordre est: debout! Espace, décision, liberté, affirmation: rien de ce qui peut contrarier le projet premier du vivant n’aura droit de cité dans mes considérations à venir. La faiblesse maladive de ceux qui croient bien faire en baissant la tête (tête: élément distinctif dans le règne animal) est une faiblesse coupable, elle coopte dans les rôles les plus néfastes des néfastes qui sont, psychologiquement et structurellement, les hommes les plus malsains qu’ait jamais produit au terme de son développement une civilisation. Ceux-là profitent maladivement de l’effondrement qu’ils ont contribué à organiser. Ils tentent de demeurer, contre nous, dans leur vie dégénérée. Ne pas laisser faire. Du matin au soir, à chaque minute, sur son territoire intime, ne pas se laisser faire.
Grippe 2020
Souvenez-vous: le peuple s’est résigné devant la répression des libertés parce qu’il n’avait plus de désirs. La fausse situation de crise est avant tout, dans l’esprit des faibles, une “façon d’exister”. Le masque est une marque positive: “j’existe!”. Contre un tel état d’abrutissement des hommes, la lutte est impossible. Le passage d’une société des vivants à une société des unités économiques aura lieu ces prochains mois.
Aveu
Stendhal d’un extraordinaire pragmatisme lorsqu’il s’agit de dévoiler les coulisses de son travail, qu’il s’agisse d’amour, de lucre ou de poésie. Il dit par exemple (de mémoire): “il m’a fallut une heure cinquante pour écrire ce vers”. Ici, la confesse est marque de confiance en soi.
Témérité
Au retour du Tribunal, sur la portion droite de la nationale, un cycliste pédalant de toutes ses forces dans le vide aspiré d’un semi-remorque qui gravit la côte à 60km/h. Image filmée et redistribuée dans le groupe, alors que l’exploit est en cours. D’avis unanime: “que le camion freine un peu, il est mort!”.
Communauté
Discussion avec un ancien moine du monastère de San Juan. L’étrange est la présence constante dans le récit de son chemin de spiritualité des préoccupations banales. Celles qu’il faut vaincre et qu’il ne sut — de son propre aveu — pas vaincre. Non pas tant les obsessions très catholiques de la chair, mais la participation au monde au sens de l’activité plus large — amicale, fraternelle, relationnelle — quoique souvent moins agissante, en quelque sorte la sympathie sociale. Or, quand j’y songe, je me dis que c’est d’abord là ce dont on fait son deuil lorsque l’on se tourne vers une communauté d’entente sur laquelle on mise pour s’exhausser. Si j’avais à me tourner vers une communauté qui tend au sacre comportemental d’une idée, ce serait au motif que j’en ai assez des tristes combinaisons qui font société par défaut.
Amour-déni
Ce que dit Ionesco dans ses Notes me paraît s’adapter idéalement à la séquence politique qui défait minute après minute nos vies depuis plus d’un an: “Si je faisais semblant d’aimer ce que je déteste, je détesterais moins, j’aimerais peut-être, je me laisserais faire, je me laisserais violer, je finirais par adorer. Il me suffit de dire que je ne suis pas vaincu par l’ogre mais que l’ogre n’est pas un ogre et qu’il est amour, qu’il est la révolution bénéfique. C’est ainsi qu’on s’en sort. C’est ainsi qu’on adopte les tyrans.”
Théâtre
Bien dormi en cette veille de procès. J’ai “pensé à autre chose”. Dans mon cas, une prouesse. L’âge aide. Ou plutôt l’expérience. J’ajoute: c’est de la justice dont j’ai peur, pas des plaignants. Milieu de matinée, je suis assis sur un long banc de marbre avec d’autres justiciables, devant le Tribunal de Puente, un vilain édifice de béton. Les avocats vont et viennent, renseignent leurs clients, dans les groupes la nervosité est palpable. Les conciliations se font à l’ombre d’un hibiscus, dans un angle du parking. Les comparutions prennent du retard. D’une demi-heure, l’attente passe à deux heures puis à trois. Entre deux défenses mon avocat sort sur l’esplanade: “tu as vu passer les enfants?” (il y a des enfants dans mon affaire). Non, pas vu. Puis à l’heure du repas, lorsque l’huissier m’appelle enfin, que les Gardes civiles me font passer par la détecteur à métaux, je prends place face à la tribune, dans la chaise que l’on me désigne, la plus éloignée des deux plaignants. Et me tourne vers eux, et les fixe. La tête basse, les mains sur les cuisses, l’air inquiet, veillant à ce que rien ne remue de leur corps, ils sont visiblement impressionnés par ce qu’ils ont déclenché. Impressionner, c’est la fonction du décorum: drapeau de l’Espagne à droite, drapeau de la Communauté à gauche, portrait du roi au centre et au pied du roi le micro dans lequel nous parlerons lorsque le juge nous appellera à la barre. Qu’attendons-nous? Que la représentante de la partie civile apparaisse. Par cette porte qui s’ouvre dans le mur j’imagine. Le silence est pesant. Les plaignants se recroquevillent. Pour se donner une contenance, mon avocat feuillette le dossier. Que le théâtre soit un élément clef du dispositif, pour une fois je m’en réjouis: à lorgner en direction des plaignants en training, l’air minable, on croirait que ce sont eux les justiciables. Mais j’avais faux: la représentante de l’Etat est en visiophonie de Madrid. A l’écran, elle ordonne: “allons‑y!”. Le juge marmonne dans son masque. C’est incompréhensible. Mon avocat formule une objection tout aussi incompréhensible (même raison, le masque), mais je comprends: il demande “où sont les enfants?”, fait valoir que leur parution est requise. Echanges de regards entre le juge et la représentante de Madrid: objection acceptée, séance reportée. Amusant de voir alors la tête des plaignants. Naïvement, ils pensaient que j’allais sortir menotté et eux repartie avec un chèque en poche. Les voilà qui se dandinent sur leurs chaises, interrogent silencieusement, paniquent: ils ont compris qu’il va falloir apporter les enfants dans cette salle, face au roi, face aux drapeaux. Le plus petit des deux (celui qui à mon sens a tout échafaudé) s’adresse au juge en bégayant: “…je… n’ai pas tout compris, mais… ça veut dire qu’il va falloir revenir?”. Ramassant ses papiers, le juge confirme. Le petit: “est-ce qu’il est encore temps… je pourrais moi aussi prendre un avocat?”. Le juge approuve. “Un avocat gratuit?”. “Commis d’office, vous voulez dire?” corrige le juge.