Fermes de cochons sur les causses. Pas de paysan. Les routes finissent dans le ciel. Parfois une ligne de chemin de fer F.F.C.C, Madrid-Saragosse ou Tolède-Pampelune (en espagnol, le pluriel est indiqué par le redoublement de la majuscule; ici: les chemins de fer). Cela ne dit pas la direction, d’ailleurs il n’y a pas de train. Je guette les fontaines. Quand il s’en trouve une, je remplis trois litres d’eau. Peu après, je guette à encore les fontaines. Il fait chaud et sec, je ne cesse de boire. Désormais les journées sont bien organisées. Je vérifie le matériel à dix heures et m’élance. Quatre heures plus tard, à chaque approche de village, je fais le pari d’un restaurant. L’affaire est sérieuse: impossible de rouler cent à cent quarante kilomètres sur un vélo ainsi lesté sans avaler du solide; ou alors on est fort, ou alors on aime souffrir. A partir de 1991 et le chemin de Saint-Jacques au départ de Bayonne, j’ai traversé une neuf fois la France. Partout il y avait des bistrots de routiers (bols de salades et vin partagés) ou des restaurants de voyageurs de commerce (nappes amidonnées). Ils ont disparu. Ces enseignes Pizza et Snack qui constellent les façades des bourgs de France sont un drame: la nourriture vraie à déserter. Pas en Espagne, du moins pas pour l’instant, car le faux virus à poussé à la fermeture des milliers de lieux. Je trouve toujours des “menus”, mais cela demande un effort. C’est aussi que les Espagnols continuent de gagner les villes, et le pays se vide. Plus de la moitié des habitants sont serrés dans trois capitales. De là ces routes silencieuse, ces fermes sans activité ou ce tracteur qui laboure une surface grande comme la lune. Donc je suis à Jadraque, dans la Manche et nous sommes samedi, le menu est spécial, ce qui veut dire plus luxueux et plus cher. Le cuisinier sert de l’agneau dans une salle qui réunit les familles d’agriculteurs de la région. Sensation agréable, je ne connais personne, alors que tous, à l’entrée de la salle, reconnaissent, saluent, embrassent, vont aux nouvelles. Pour moi, ce sera la suite du programme, la même toujours, sans sourciller: le café bu, je remonte aussitôt à vélo et pédale quatre à cinq heures de plus, cherchant si j’arriverai à Madrid le lendemain comme attendu. Ce soir, je dors une fois de plus à Guadalajara, cette ville-dortoir où s’entassent les travailleurs pendulaires. Une fête a lieu sur l’esplanade du marché. Un mauvais DJ orchestre. Des danseurs pitoyables dansent. Tous se donnent de la joie. Cela comme un film, qui ne prend pas. De retour à l’Hôtel, un Colombien insiste pour me faire venir dans ses Andes, griffonnant son numéro de téléphone sur un morceau de papier, me le fourrant dans la main: “appelle-moi, tu pourras monter des cols de de huit mille mètres!”
Dé-dressage
Vertige du retour à soi produit par l’expulsion hors de la société tel que l’impose ces jours une poignée de malveillants nommés aux rôles directeurs par la foule abâtardie: un tel randonne, un autre étudie les semences, un troisième pratique le jeune, celui-là reprend la peinture ou la danse.
Freud
“Helmut Schulze a signalé ce fait surprenant que ni le mot ni le concept de joie n’apparaissent chez Freud. Il connaît ls jouissance mais non la joie. Lorsque, dit Schulze, on accède au sommet d’une montagne difficile à gravir, avec des muscles douloureux, des doigts abîmés par l’escalade et la perspective d’affronter bientôt les risques et les difficultés plus grands de la descente, il ne s’agit pas alors de jouissance mais bien de la plus grande joie pensable. On peut, à la rigueur , parvenir à la jouissance sans acquitter le prix d’un travail rude et pénible, mais non pas à la joie, cette “merveilleuse étincelle divine”. Konrad Lorenz, les Huit pêchés capitaux.
Solitude-effort
Tous ces jours au bord du gouffre et peinant, lent à la réflexion comme à l’action, le pas indécis, le désir flou, chaos que j’imputais vite au pessimisme qui freine mes énergies et me tient dans son ombre. Pour tordre le destin, j’ouvre en cette fête Del Pilar la palestre municipale, enfile jambières rouges et gants de boxe, tape et retape dans le sac, exercice dont je reviens haletant, excité, éreinté, minable. La nuit est difficile. Quatre heures d’un sommeil plombé, réveil net, gamberge. Trois heures à jouer du cerveau à manivelle. A la pointe de l’aube, surgit le train habituel des images hypnagogiques-oniriques. A la vitesse d’une navette conduite par un fil, je m’enfonce dans le néant. Or, le lendemain, levé, lavé, coiffé, rasé, avec dans l’estomac l’encre d’un demi-litre de café Saimezo, je vois ma naïveté: j’étais fatigué, j’étais récupérant. Les 1200 kilomètres — entrés dans le corps, il fallait qu’ils en ressortent. Pour vérifier la chose, je suis allé grimper le col du Pourtalet. Pas réussi à battre le record du versant espagnol, battu le record du versant français par un frais soleil d’automne qui donne confiance dans le monde.
Bout
“Aller jusqu’au bout”. La formule est pleine d’allant. Roborative. Surtout si on la place au bon moment dans ses diatribes. A force de la dire, il est même permis d’y croire. Ce qui n’était que rage gardée prend sens, devient politique. Forme projet. Ce bout dont on cherche à fabriquer une image apparaît: plus lointain que supposé. Comme si d’autres avaient prévu, anticipé et se tenaient déjà là-bas, tel un comité d’accueil prêt à nous égorger avec les autres gentils.
Foi II
Avancer dans la foi par exemple, c’est être persuadé que le paradis est le lieu où l’on se trouve mais psychologiquement transformé. Autour de ce lieu, encore moins derrière, il n’y a rien. Si nous attendons autre chose en ce lieu, ce lieu devient lieu d’attente, c’est à dire lieu de négation de la vie.