Course en montagne, dans les cailloux, par une pluie légère. Sept cent mètres de montée. Mal aux jambes. Gala cuisine une blanquette de veau à l’ancienne. Quand je me couche, elle regarde chaque soir un épisode de sa série qui, en raison des interruptions de l’internet, dure des heures.
Ventoux
Passé Gordes, je descends sur l’abbaye de Sénanque. Au milieu des lavandes grises les bâtiments brillent dans le soleil. Passé les bois, un ressaut. La route traverse une vallée enchantée. Ma dernière visite date des années 1990: je me souviens de notre Mercedes repeinte au spray dorée, des discussions bibliques, de l’écrivain O.T et de mon ami collectionneur d’icônes qui se signait chaque fois que surgissait un religieux, mais j’oubliais les pins miniatures, les rocs troués comme le corail, les bosquets odorants qui flottent au ciel. Dans ce vallon, la nature a le goût du un spectacle. Il est encore tôt (8h00), je roule avec prudence, je me faufile. Au bout d’un serpentin, la route rencontre une ferme jaune. Installés juste à côté de l’abbaye (le travail de Dieu fascine), que peuvent penser les paysans qui l’habitent, me dis-je? Sur ce monticule de silence, au bord de cette mare, entre deux pâtures, les habitants de la ferme vivent comme ailleurs et cependant tout à côté de l’abbaye, de ses moines priant, qu’ils n’entendent pas, ne voient pas, ne côtoient pas — étrange proximité. Je bifurque vers la plaine. Le GPS prend le relais. Il parle d’une voix de femme, j’obéis. Dans ces conditions, j’atteins Vénasque, Malemort et Bédoin, le point de départ de l’une des ascensions du Mont Ventoux. J’équipe le vélo, je m’équipe. De ce col, on m’a dit tant et plus. Depuis quelques jours, j’ai mes représentations. La réalité est autre. Je veux dire que la départementale, les maisons viticoles, le hameau des Pousse-chiens, la forêt, les vues, l’air, tout ce que j’ai imaginé est démenti: la route est une route, n’importe quelle route, l’air est le même qu’ailleurs. Cependant, un panneau indique que l’ascension est commencée: “Géant de Provence, moyenne 10%, 19 km”. Je pédale à petit rythme, me maintiens à cent-quarante pulsations. Le souffle est bon, mais il ne faut pas forcer: la pente n’offre pas de répit. Un cycliste monté sur un vélo de course Décathlon me dépasse. Je le salue pour la seconde fois: il se préparait sur le parking où j’ai laissé la voiture. Au quinzième kilomètre, peu après le Chalet Eynard, il revient: “Impossible d’aller au sommet, il y a de la neige!”. Un quart d’heure plus tard, sur la partie pelée du Mont, cette neige est sous mon pneu. Je veux rouler, je patine. Vélo à l’épaule, je marche. Les chaussures enfoncent et prennent l’eau, je continue. C’était la bonne décision. Cent cinquante mètres plus loin, la route a été dégagée au chasse-neige. Je me remets en selle, grimpe les derniers kilomètres, double le col des tempêtes et le mausolée Tom Simpson, vais au bout de la route, appuie le vélo contre un piquet. Prendre une photo au pied de l’antenne exige de savantes manœuvres car je ne peux lâcher le vélo, les rafales de vent le balayeraient. Dès que j’ai mon cliché, je change de maillot et m’élance pour la descente. Deux heures et quelques minutes de Bédoin au sommet, vingt minutes pour le retour.
Parc
Difficulté à trouver de la bière de consommation courante dans la campagne française. Comme en Suisse ou en Espagne, les monopoles nationaux ont évincé la concurrence des pays de qualité, Allemagne en tête; s’adjoint un phénomène neuf, en partie politique: effet des vexations administratives dont font l’objet les jeunes (exclusion par les prix hauts des lieux de boissons), les centrales de vente achalandent des bières d’ivrognes qui pointent à six, sept et huit degrés, ce qui me rappelle qu’enfant à Helsinki dans les années 1972, lorsque j’allais me luger dans le parc de Kaivopuisto, les clochards tombés entre les pierres marines cuvaient une mixture de lait, d’eau de Cologne et de vin.
Vie
Monfils m’envoie de réjouissantes images de la rave à laquelle il participait durant la nuit. Corps en fête, désordre, chaleur, énergie. Faire et être en dépit des circonstances ou contre les circonstances, pas de meilleure preuve de jeunesse, pas de plaisir plus nécessaire. Dans Les vagabonds du rail, recueils de souvenirs de Jack London sur sa période “hobo”, il avait alors dix-huit ans, il écrit: “De temps à autre, dans les journaux, magazines et annuaires biographiques, je lis des articles où l’on m’apprend, en termes choisis, que si je me suis mêlé aux vagabonds, c’est afin d’étudier la sociologie. Excellente attention de la part de mes biographes, mais la vérité est toute autre: c’est que la vie qui débordait en moi, l’amour de l’aventure qui coulait dans mes veines, ne me laissaient aucun répit.”
Aigues
Avec ses villages jaunes entre vignes et labours, le Lubéron est un pays calme. La maison d’un étage est bâtie au milieu d’un terrain de six mille mètres. La piscine est couverte d’une bâche que fait danser le vent. La première semaine, un soleil printanier brille dès dix heures. Avant de quitter l’Espagne, j’ai fait quelques plans. Vendredi dernier, j’essaie l’un d’entre eux. Le vélo chargé d’eau et de quelques habits, je roule sur une route de campagne. La sensation est la même qu’en Aragon: pas un homme sur les terres, des mas aux volets tirés, des tracteurs à l’arrêt. Un peu plus loin, une série de chais aux abords d’une grange de pierre. Le viticulteur travaille. Je quitte la route, emprunte un chemin large et carrossable. Dans la forêt, il y a des randonneurs. Le chemin grimpe en direction de la chaîne du Lubéron, la pente durcit. J’ai tracé trop vite. Ces sinuosités blanches sur la carte électronique, ce sont les accès qu’utilisent les machines-outils. Il sont ravinés et cabossés, remplis de pierre, traversés de troncs . Quand je n’ai plus assez de forces pour tourner le pédalier (vélo de voyage monoplateau), je pousse. Arrivé au sommet, je suis à six cent mètres, Manosque est à l’est, Pertuis au sud; Apt à vingt kilomètres, derrière l’épaule et je vois deux lacs. Le chemin finit devant un réservoir, commence un sentier. Il me ramène vers le col où je retrouve la route. Céreste, Castelet, Saignon, je pédale pendant une heure, après quoi c’est de nouveau un chemin, la forêt, les sentiers. Derrière la clôture d’une ferme, un chien de pasteur — il me regarde. Est-ce que je vais m’engager? Mon lecteur de carte indique 7 kilomètres jusqu’à la maison. Pas de doute sur ce que cela signifie: grimper en poussant jusqu’au sommet, dévaler l’autre versant en portant le vélo. Je fais demi-tour, remonte sur le col, passe une bastide en rénovation, traverse l’excellent hameau de Fontjoyeuse dont les rues filent sous les maisons, retrouve au bout de 60 kilomètres le viticulteur et la maison.