Carnets

Voilà trente ans que je lis et relis les Car­nets de Louis Calaferte et le même nom­bre d’an­nées que je me répète ma posi­tion devant la reli­gion: la foi crée son objet. Or hier, feuil­letant une nou­velle fois le vol­ume IV des Car­nets inti­t­ulé Le spec­ta­teur immo­bile (notes des années 1978–1979), je lis: “la foi crée son objet”. D’une part je m’é­tonne de n’avoir jamais relevé cette phrase; d’autre part je m’ex­plique mieux les accoin­tances que j’ai avec cet auteur ou plutôt la “sym­pa­thie” que j’ai pour son mode de pen­sée ; mais surtout, je m’é­tonne des con­séquences si dif­férentes sur son esprit, sur le mien, de ladite posi­tion religieuse, lui déiste, ama­teur des Ecri­t­ures, de la cos­mogo­nie chré­ti­enne, moi abstrait, expéri­men­tal, ama­teur d’ineffable. 

Tyrolienne

Cette année, il est impos­si­ble de remet­tre en état le pont sur la riv­ière, les tubes qui fil­trent l’eau sous le pas­sage sont combles, les cail­loux se sont entassés, des cail­loux gros comme des météorites. Nous avons con­sid­éré le prob­lème. Un pelle mécanique, dis­ais-je. Evola doutait. A part lui et moi, per­son­ne n’emprunte ce pas­sage. Si, Juan. Depuis qu’il ne monte plus son trou­peau à l’al­page, il loue les ter­res du plateau à son cousin, mais l’été le prob­lème ne se pose pas: on fran­chit à gué. Or voici l’au­tomne. Il n’a pas com­mencé de pleu­voir. C’est pour bien­tôt. Evola répète: “Juan a com­mandé un trac­topelle en Chine”. Six mois cette com­mande: la machine doit être dans l’Océan, sur un car­go, en route. Et il ne va pas tarder à pleu­voir. En avril, à la fonte des neiges, comme les deux années précé­dentes, une vague se forme devant le pont, impos­si­ble de tra­vers­er donc de se rav­i­tailler, il faut avec les pro­vi­sions du bord tenir dix ou quinze jours et prier pour que ne survi­enne pas d’ur­gence. Quand je dis “tra­vers­er”, j’en­tends en qua­tre-qua­tre, pas avec un véhicule de ville. Nous sommes allés ren­dre vis­ite à la voi­sine. Trente ans qu’elle vit sous les arbres, avec ses ânes, ses asperges, ses patates. Jusqu’à Noël dernier, elle n’avait pas l’élec­tric­ité. Pour se ren­dre sur son ter­rain, ni route ni chemin. Un sente con­duit sur la berge, une tyroli­enne per­met de franchir le cours de riv­ière. Evola pho­togra­phie l’ou­vrage, nous étab­lis­sons un cro­quis, nous deman­dons con­seil à la voi­sine. Le lende­main, nous sommes à l’ou­vrage sur notre por­tion de riv­ière. Ebranch­er l’ar­bre qui servi­ra de principe d’a­mar­rage, creuser la berge opposée pour fich­er un mât de métal, cal­culer la longueur du fil­in, pass­er com­mande de poulies, de ciment, de tenseurs. La semaine suiv­ante, l’ou­vrage prend forme. Entre temps Evola a con­stru­it une nacelle. Nous la sus­pendons, il y monte, il se lance, il tombe à l’eau. Nous véri­fions l’ac­croche, la ten­sion, l’équili­bre. Deux­ième essai, il tombe à l’eau. La troisième fois, il passe, mais le cul est au ras du flot. Com­ment ten­dre, la force des mus­cles n’y suf­fit pas et nous n’avons pas de treuil? Evola descend son qua­tre-qua­tre dans la riv­ière, nous attelons le fil­in à la boule de trac­tion, il démarre, en équili­bre dans l’ar­bre je serre le joint quand le fil­in est ten­du. Après deux jours d’ef­forts, ça y est: la nacelle glisse d’une berge à l’autre, Evola cir­cule dans les airs, il pour­ra faire ses com­mis­sions à la ville les jours d’or­age et de print­emps. Le lun­di, il m’ap­pelle cat­a­strophé. Un gar­di­en de la faune et de la flo­re, con­crète­ment un écol­o­giste por­tant un uni­forme de polici­er, est mon­té de la cap­i­tale lui intimer le retrait immé­di­at de l’ou­vrage au pré­texte que l’om­bre du fil­in “effraie les poissons”. 

Or

La vit­rine numérique du marc­hand d’or en ligne est pleine de promess­es: flu­id­ité dans l’exé­cu­tion des ordres, faib­lesse de la marge, garantie et sécu­rité. De quoi don­ner con­fi­ance. Au moment de pass­er l’or­dre d’achat, la tra­casserie. Pas une véri­fi­ca­tion d’i­den­tité, une fouille com­plète avec mise à nu. Con­va­in­cu de ma spécu­la­tion, je m’exé­cute. Cela ne suf­fit pas. Plus roy­al­istes que le roi, ces marchands serviles exi­gent une preuve “physique” de l’adresse de domi­cile. Et un numéro de télé­phone “val­able”. Après refus, je m’en vais lire la loi. Ces exi­gences n’en font pas par­tie. C’est une inter­pré­ta­tion abu­sive. Donc les marchands, apeurés par l’E­tat, en font tant et plus. Et de col­lecter un fais­ceau d’in­for­ma­tion typ­ique des régimes de total­ité: loca­tion du corps, géolo­cal­i­sa­tion télé­phonique, orig­ine et lieu de stock­age des avoirs. Il est vrai que pour vol­er tou­jours plus au nom de l’E­tat et des instances illégitimes qui lui com­man­dent (bureaux brux­el­lois), il faut par­faire l’outil.

Automne 4

Avant les vacances d’été, j’aver­tis le plom­bier qu’il fau­dra chang­er la chaudière. Je le lui rap­pelle en août. J’écris en sep­tem­bre. Début octo­bre, j’an­nonce que cela devient urgent. Hier, la tem­péra­ture baisse. Sans chaudière, j’al­lume mes poêles et rap­pelle le plom­bier. “Je vais deman­der les prix”, me dit-il.

Automne 3

Lumière fraîche, par­fum des feuil­lages, pistes silen­cieuses qui sépar­ent les val­lées, mon­trent depuis les hau­teurs les vil­lages de pierre blot­tis con­tre les riv­ières, lorsque le vélo roule sur le pavé des rues de tra­verse, j’en­tends des voix qui se répon­dent de mai­son en maison.

Automne 2

A la fin août l’abreuvoir des anci­ennes écoles est à sec. Je me ren­seigne. Le cours se serait-il déplacé? Y a‑t-il un bou­chon? Il y a quelques jours, je pose à nou­veau la ques­tion. Le paysan qui vit depuis 78 ans au vil­lage, dans la même mai­son, à quelques pas de l’abreuvoir, me dit qu’il n’a jamais vu ça. La source est tarie. Cet été, il a plu qua­tre jours et ces jours, juste quelques heures. Ce matin, je marche en par­tie basse de la val­lée où l’éleveur garde ses vach­es: son abreuvoir qui prend à une autre source est aus­si à sec. 

Automne

La nuit les coups de vent sec­ouent l’ar­bre de l’église, les noix roulent sur le pavé jusqu’au pied de ma chambre.

Traversée (fin)

Atteint Rincón de la Vic­to­ria ce début d’après midi après 1340 kilo­mètres et 15300 mètres de dénivelé. Dix jours et demi de route et de piste par les régions de Saragosse, Teru­el, Cuen­ca, Ali­cante, Albacete, Mur­cie, Almería, Grana­da et Málaga. 

Traversée 4

Au-dessus du désert de Gorafe, province de Grenade, l’un des lieux d’Eu­rope les plus désolés que j’aie vu, je remar­que sur le bord de la route une car­i­ole de la taille d’un gros canapé. Mon­tée sur des ron­delles de bois à peu près ron­des, chargée de bidons et de chif­fons, munie d’un volant de pneu et carénée de boîtes de con­serve, elle est arrêtée sur la pente de la vic­i­nale qui mène au désert. Quelques mètres plus loin, je trou­ve deux autres car­i­oles de la même fac­ture. Un homme en loques, le regard per­du, la barbe mêlée aux cheveux joue à répar­er avec beau­coup de sérieux le moteur de celle qui occupe la tête du con­voi. Voilà pourquoi tout est arrêté. Un tournevis et un marteau à la main, l’air con­cerné, l’homme va d’un engin à l’autre, il cherche la solution. 

Traversée 3

A Bar­ran­da, province de Mur­cie, un bar west­ern sur le bord de route, sa clien­tèle d’hommes vis­sés aux sièges, qua­tre ven­ti­la­teurs et deux cent mouch­es. Le serveur m’as­sure qu’il y a un hôtel. Je m’y rends. Il est dans les oliviers, au bout d’une piste ter­reuse, il est fer­mé. Une vieille dame remue de la fer­raille dans une pro­priété. Je l’ap­pelle. “Anto­nio doit se balad­er par là!”. Retour au bar, autre bière (à 5 kilo­mètres). Le serveur va télé­phon­er. Au bout d’un moment, il m’an­nonce que je peux me point­er là-bas, que je suis atten­du. Devant l’hô­tel, per­son­ne, mais une dame débar­que. Elle ouvre le por­tail, me tend une clef: “la porte de l’hô­tel est cassée, tu n’as pas besoin de t’en occu­per, demain ferme juste le por­tail!”. Elle m’en­caisse Euros 30.- et s’en va. Me voici seul dans un hôtel de trois étages. Le matin, je fais comme elle a dit. Au bar west­ern, mêmes clients que la veille. A la place du jeune serveur un jeune retraité. Il me pré­pare un café, un deux­ième café, un sand­wich au jam­bon long comme le bras et un litre d’eau. Quand il apprend que j’ai dor­mi à l’hô­tel: “ah, tu étais chez mon fils, alors toute cela est offert, bon voyage!”.