Balaton

En bus, en tram, en train et nous voici en bateau, au départ de Sió­fok (pronon­cer: chie-au-fuck) sur le lac Bal­a­ton. L’heure est mati­nale, l’eau verte. A l’estom­ac, une douleur lanci­nante due à l’in­trou­vable gas­tronomie mag­yar. Le cap­i­taine du voili­er est jovial et plein de barbe. Mon­père et Chiara mon­tent à bord côté poupe, je largue les amar­res. La barre con­tre la cuisse, le cap­i­taine donne les ordres, maniv­elle, câbles, noeuds. Je ne con­nais rien aux noeuds et c’est en Hon­grois — Chiara traduit. Encore faut-il pos­séder le vocab­u­laire du plai­sanci­er. Mon­père dit: “je ne com­prends pas ce que je dois faire!”. A la faveur d’une brise, nous quit­tons la mari­na. Le cap­i­taine à la res­pi­ra­tion lourde, l’élo­cu­tion d’un aspi­ra­teur et sa barbe pousse à vue d’oeil. Il par­le, par­el, par­le et fixe l’autre rive. Puis les Hon­grois (Chiara et le cap­i­taine) décrivent pour les deux Suiss­es de l’ex­pédi­tion le lieu de vil­lé­gia­ture qu’est le Bal­a­ton. Chiara n’est pas dupe. Des pois­sons? Peu. Le tirant d’eau est de deux mètres, cela manque d’oxygène. A l’oc­ca­sion, un spéci­men saute en l’air. Les autres pois­sons sont tirés d’af­faire., Ce sont, explique Chiara, les affidés de Vik­tor Orban. Gross­es vil­las sur berge, gross­es voitures. Et des bateaux. Celui sur lequel nous nav­iguons n’ap­par­tient pas au cap­i­taine mais à son cousin, le cap­i­taine étant lui-même le cousin de Chiara. Enfin, nav­iguer! Car la brise retombée, le calme est plat. “Nous avançons de dix cen­timètres par sec­onde”, énonce Mon­père. Com­bi­en cela fait-il de noeuds? Il faut bien par­ler de quelque chose. La tra­ver­sée va être longue. Je lorgne du côté du moteur. Il fait chaud. Très chaud. Trente-qua­tre degrés. Pas un souf­fle. Toute la nuit j’ai sué, toute la journée je vais rôtir. L’eau ne change pas de couleur au large, elle est verte. Immo­bile et verte. “Moins de dix cen­timètres par sec­onde”, énonce Mon­père. Pen­dant ce temps la con­ver­sa­tion bat son plein entre les cousins cousines. C’est en Hon­grois. A par “igen” et “nem”, “oui” et “non”, je n’y com­prends rien. Mon­père non plus. Mais nous enten­dons. Et cela dure des heures. Sou­vent j’ai fait cette remar­que (bus népalais avec films de kung-fu en boucle), au bout d’un temps le flux sonore inin­tel­li­gi­ble rend fou. Nous avons détaché le voili­er du quai de Sió­fok à 10 heures. La côte est en vue. Il est passé treize heures. En vue, elle l’é­tait déjà ce matin. C’est tout le prob­lème. Elle se rap­proche. Elle ne fait que ça, se rap­procher. Nous fixons la voile, nous haus­sons les épaules. Une jonque pirate passe. C’est une attrac­tion touris­tique. Avec moteur. La jonque dis­paraît. Nous restons. “Et si on pous­sait?”, demande Mon­père. Nous fixons les voiles. La petite, la grande. Il fait tou­jours trente-qua­tre degrés et per­son­ne n’a pen­sé à apporter de l’eau. La for­mule n’est pas bonne: le cap­i­taine n’a pas cru bon d’ap­porter de l’eau. Car pour moi, il était évi­dent qu’il y aurait à boire, à manger, de la musique et un bac de glaçons. A l’est, on est volon­tiers min­i­mal­iste. On a tant souf­fert qu’on aime la souf­france. Enfin, vers qua­torze heures, la mari­na de Bal­a­ton­füred est en vue. C’est Ouchy sous Lau­sanne en moins fas­cisant. D’une tour por­tu­aire sort un fonc­tion­naire. Il désigne le voili­er qui vient de se ranger con­tre le quai et que j’a­marre et que je noue (comme je noue des godass­es), il dit: “pas là!”. S’en­suiv­ent des mots et le cap­i­taine se rend à l’év­i­dence: il va fal­loir déplac­er. Dif­fi­ciles manoeu­vres sous le regard des autres pro­prié­taires de bateaux qui bronzent le torse un drink à la main. Le fonc­tion­naire est de haute taille. Come la plu­part, la gas­tronomie hon­groise lui a fait un ven­tre. Je lui demande s’il peut m’aider à faire les noeuds d’a­mar­rage. “No. This is my job!”. Sym­pa­thique ce fonc­tion­naire lacus­tre. La manoeu­vre dure. J’avise une fontaine à boire, là où com­mence la prom­e­nade sur berge. Je prends le risque, j’y vais. Je tourne le robi­net: à sec. Plus loin, des goss­es jouent dans une fontaine, je me déchausse, j’en­tre dans la fontaine. A peine mieux. Ruis­se­lant, je rejoins le fonc­tion­naire. Il souf­fle, soupire, ron­chonne. Lente­ment, le voili­er se gare. Nous voici tous qua­tre clopin-clopant le long de la prom­e­nade par­mi les marchands de glaces, les marchands de sou­venirs et les familles. Il y a un bar, avec ter­rasse, de la bière, l’é­cus­son le dit: Dreher. Mais le cap­i­taine nous fait marcher. J’an­nonce que je j’i­rai pas loin. En haut d’une route en pente (12%), un autre bar avec ter­rasse. Etde la bière à la pres­sion et des serveurs body-buildés. L’un est beau. Il ferait mieux d’aller se mon­tr­er à la télévi­sion plutôt que de servir du goulash. Nous buvons. Surtout moi, car le cap­i­taine s’est aus­sitôt plongé dans la carte, il cherche une cer­tain tar­tine (c’est la spé­cial­ité). Quelques min­utes plus tard, on la lui apporte, c’est une tar­tine à l’os­so-buc­co. La tar­tine est longue comme une planche à repass­er. Je fais mon améri­cain chez les bar­bares, je com­mande des frites, je ne vais pas rajouter du mal au ven­tre. Et me rat­trape sur la bière, excel­lente dans le pays, Deher, Soproni, Arany Ászok, tout va pourvu qu’elle soit “kor­cho”, grande. Et nous retournons au bateau. Cette fois, nous sommes prévenus: c’est la galère. Car le vent, pen­dant l’épisode tar­tine, ne s’est pas levé. Nous nav­iguons deux heures et demie pour regag­n­er l’autre rive. Ensuite, il faut baiss­er les voiles, enrouler, pli­er, ranger, empa­que­ter les voiles, la liste est longue. Nous arrivons au train à la nuit. Des gitans ont créé une bagarre dans le pas­sage sous-voie, il est retardé. Le cap­i­taine fait savoir à Chiara “que je suis un homme sym­pa­thique et qu’il souhait­erait me revoir”. Elle ajoute: “mon cousin a souf­fert d’un grave acci­dent de cheval. Après la chute, on le don­nait pour mort. Le cerveau s’é­tait répan­du dans la pous­sière, les doc­teurs le lui on remit dans la tête. Il a vécu des mois aux urgences”.