Bien dormi en cette veille de procès. J’ai “pensé à autre chose”. Dans mon cas, une prouesse. L’âge aide. Ou plutôt l’expérience. J’ajoute: c’est de la justice dont j’ai peur, pas des plaignants. Milieu de matinée, je suis assis sur un long banc de marbre avec d’autres justiciables, devant le Tribunal de Puente, un vilain édifice de béton. Les avocats vont et viennent, renseignent leurs clients, dans les groupes la nervosité est palpable. Les conciliations se font à l’ombre d’un hibiscus, dans un angle du parking. Les comparutions prennent du retard. D’une demi-heure, l’attente passe à deux heures puis à trois. Entre deux défenses mon avocat sort sur l’esplanade: “tu as vu passer les enfants?” (il y a des enfants dans mon affaire). Non, pas vu. Puis à l’heure du repas, lorsque l’huissier m’appelle enfin, que les Gardes civiles me font passer par la détecteur à métaux, je prends place face à la tribune, dans la chaise que l’on me désigne, la plus éloignée des deux plaignants. Et me tourne vers eux, et les fixe. La tête basse, les mains sur les cuisses, l’air inquiet, veillant à ce que rien ne remue de leur corps, ils sont visiblement impressionnés par ce qu’ils ont déclenché. Impressionner, c’est la fonction du décorum: drapeau de l’Espagne à droite, drapeau de la Communauté à gauche, portrait du roi au centre et au pied du roi le micro dans lequel nous parlerons lorsque le juge nous appellera à la barre. Qu’attendons-nous? Que la représentante de la partie civile apparaisse. Par cette porte qui s’ouvre dans le mur j’imagine. Le silence est pesant. Les plaignants se recroquevillent. Pour se donner une contenance, mon avocat feuillette le dossier. Que le théâtre soit un élément clef du dispositif, pour une fois je m’en réjouis: à lorgner en direction des plaignants en training, l’air minable, on croirait que ce sont eux les justiciables. Mais j’avais faux: la représentante de l’Etat est en visiophonie de Madrid. A l’écran, elle ordonne: “allons‑y!”. Le juge marmonne dans son masque. C’est incompréhensible. Mon avocat formule une objection tout aussi incompréhensible (même raison, le masque), mais je comprends: il demande “où sont les enfants?”, fait valoir que leur parution est requise. Echanges de regards entre le juge et la représentante de Madrid: objection acceptée, séance reportée. Amusant de voir alors la tête des plaignants. Naïvement, ils pensaient que j’allais sortir menotté et eux repartie avec un chèque en poche. Les voilà qui se dandinent sur leurs chaises, interrogent silencieusement, paniquent: ils ont compris qu’il va falloir apporter les enfants dans cette salle, face au roi, face aux drapeaux. Le plus petit des deux (celui qui à mon sens a tout échafaudé) s’adresse au juge en bégayant: “…je… n’ai pas tout compris, mais… ça veut dire qu’il va falloir revenir?”. Ramassant ses papiers, le juge confirme. Le petit: “est-ce qu’il est encore temps… je pourrais moi aussi prendre un avocat?”. Le juge approuve. “Un avocat gratuit?”. “Commis d’office, vous voulez dire?” corrige le juge.