Sortie

Par­ti ce matin sur les monts d’Aragon, autour du col de Mon­re­pos. N’é­taient-ce les cul­tures, on jur­erait le monde des temps prim­i­tifs. Eglis­es altières et ruinées sur les hau­teurs, riv­ières d’un bleu turquoise, trou­peaux lâchés, de vach­es blanch­es, de mou­tons blancs, de chèvres tout aus­si blanch­es, feule­ments sylvestres au pas­sage du vélo: per­son­ne en vue. Silence biblique. Sur les 72 kilo­mètres de route, je croise cinq voitures. Et j’en suis per­suadé, une chute peut val­oir la mort (il suf­fit de dégringol­er sous le niveau de vision) — j’aime beau­coup. Puis quel temps! Un ciel pro­fond, une lumière immense, la roche dure comme un silex. A chaque tour de roue, je me dis: mal­gré toute la merde que fab­riquent des frus­trés tech­nocrates pour l’a­bat­tre sur nos têtes, je n’ai jamais été aus­si indépen­dant, tout le jour et chaque heure. Cela me rap­pelle des hommes qui dés­espéraient, mais trou­vaient encore beau au milieu de ce dés­espoir ce qu’un homme peut admir­er dans la nature don­née, Georges Bernanos (au Brésil), Ivan Illitch (au Mex­ique), Bernard Tra­ven (de même, le Mex­ique), d’autres, plus ou moins con­damnés, ou intérieure­ment démo­lis (je pense sou­vent ces jours à Zweig). Tout de même, de retour à la ville — qui dor­mait la sieste, d’où un silence planant — j’é­tais épuisé. Dans la descente, j’imag­i­nais me ren­dre au super­marché pour pren­dre un poulet. J’ai renon­cé. Un pion péru­vien de la Rep­sol a rem­pli mon réser­voir pour 20 Euros d’essence et pris mon bil­let sans autre for­mal­ité, et ce sim­ple geste, ce geste sim­ple, m’a sem­blé telle­ment récon­for­t­ant, que je lui ai allongé un bon pour­boire. Puis je suis remon­té à Agrabuey, où là encore les voisins dormaient.