Lampugnano

Exem­plaires chauf­feurs de bus Croates. Les arrêts en gare sont maîtrisés, les pas­sages de fron­tière rapi­des, l’ho­raire est tenu. Au moins jusqu’à la tombée de la nuit, moment de la plus grande fatigue. Nous enta­mons en effet notre onz­ième heure de route, lorsqu’un acci­dent se pro­duit. Les gyrophares tour­nent, la police pose des chi­canes, les ambu­lances évac­uent. Le traf­ic est con­ges­tion­né. A bord du bus, les pas­sagers se démanchent le cou. Cha­cun veut jeter une œil à la scène, voir, com­pren­dre. Nous avançons au pas quand survient un restoroute. Alors,  les auto­mo­bilistes rusent, pren­nent la par­al­lèle, remonte la file, coupent la voie qu’emprunte notre Croate. Les pas­sagers font bloc avec la chauf­feur, se poussent con­tre les vit­res, con­sul­tent leur mon­tre, ser­rent les dents au pas­sage des tricheurs. Boire une bière me ferait du bien, mais surtout j’e­spère dîn­er. Or il est plus de vingt-et-une heures. Enfin, nous reprenons de la vitesse. Débar­qué à Milan-Lam­pug­nano, dans le quarti­er de la Foire, j’hésite entre par­tir à pied (j’ai tracé un plan sur un morceau de papi­er) ou pren­dre le métro. Mal­gré un démar­rage dif­fi­cile — je ne trou­ve pas la ligne — je n’au­rai pas à regret­ter mon choix: il me fau­dra vingt min­utes et deux change­ments de sta­tion pour aboutir. Et puis l’am­biance de cette soirée de same­di est éton­nante. Je gagne les voies, il n’y a per­son­ne. Routes de néons, machines bour­don­nantes, pub­lic­ités qui tour­nent dans les cais­sons. Deux volées d’escalier m’amè­nent sur le quai où je retrou­ve l’un des pas­sagers du bus. Soudain, la rame. Pleine de Mex­i­cains. La pre­mière impres­sion peut tromper, mais non, je con­firme: on croirait une fin d’après-midi sur la ligne de Cha­pul­te­pec, quand les familles retour­nent en ban­lieue. En face de moi un père, sa femme, leurs deux filles. Per­son­nages de Botero habil­lés pour une pre­mière com­mu­nion. Leurs têtes ron­des ressem­blent à ces pommes glacées au sucre que vendent les kiosque de Mex­i­co les jours de fêtes. A Lot­to, change­ment de ligne. Cette fois, la rame est rem­plie d’ado­les­cents qui gag­nent les dis­cothèques. Un véri­ta­ble essaim. A Portel­la, je suis seul à descen­dre. Ou plutôt, mon­ter, car pour émerg­er, il faut enchaîn­er ram­pes d’escaliers et couloirs et franchir plusieurs niveaux. En sur­face, une nuit pro­fonde. Les édi­fices de bureaux, habituelle­ment éclairés, sont éteints. Je m’ef­force de lire les plaque de rues quand je remar­que, une enseigne géante sur le toit d’un bâti­ment: “mini-palace” — c’est mon hôtel. Devant la récep­tion­niste, je ne prononce que deux mots: “bebere”, “man­gia­re”. Et un troisième quand elle indique la direc­tion à pren­dre pour trou­ver la trat­to­ria, “mer­ci”. Avenues som­bres flan­quées d’im­meubles bour­geois, les rares mag­a­sins ont tiré leurs rideaux de fer. Au milieu du trot­toir, clig­note une trot­tinette con­nec­tée. Le garçon qui m’in­tro­duit dans la salle à manger me fait pass­er devant un étal de pois­sons. Sur le lit de glace, une pieu­vre, un bro­chet, des coques, des lan­goustines. Près du comp­toir, trois ou autre serveurs. Je compte les tables: il y en a trente-deux. “Où sont les gens”, fais-je. “Ils ont peur”, me dit le garçon Et jetant une regard dans la rue déserte: “vous serez seul ce soir”.