Ventre

Douleurs épou­vanta­bles au ven­tre. Lanci­nantes, comme on dit, soit qui ne cessent de tra­vailler la chair. Le remède habituel, avaler de la bière, aug­mente les douleurs. Plié en deux, immo­bile, impuis­sant à me con­cen­tr­er, je renonce à faire un télé­phone à Aplo avec qui je dois par­ler recherche d’ap­pren­tis­sage. Que je me sou­vi­enne, je n’ai pas ressen­ti pareille douleur depuis le jour où, à Gim­brède, après deux nuits de lutte je me suis mis à hurler oblig­eant Gala a sauter der­rière le volant pour me con­duire à Saint-Hilaire alors que j’ag­i­tais sur cette mau­dite départe­men­tale de Layrac bor­dée de pla­tanes un mou­choir banc à tra­vers la vit­re afin que l’on nous laisse dou­bler, code courant en Espagne qu’au­cun ger­sois ne com­pre­nait. Résul­tat, une opéra­tion à l’aveu­gle et au réveil le diag­nos­tique du médecin: “heureuse­ment j’ai ouvert sans savoir, sans quoi à l’heure qu’il est vous seriez froid”. Là, je ne hurle pas, mais je me tiens le ven­tre. Au lit. Dans le canapé. En cui­sine et encore au lit, je ne sais plus où me met­tre. Vient le soir, la douleur n’a pas cessé, mais il est temps de dormir. Or, les heures passent et ce sont les mêmes douleurs, impos­si­ble de fer­mer l’oeil. Le matin, léger mieux. J’écris. A quinze heures, pour le repas, je fris un cur­ry vert acheté en juin dernier au marché de Flo­rence. Une heure plus tard, l’ef­fon­drement. Je erre à tra­vers la mai­son recro­quevil­lé et hale­tant. Du vin. Trois qua­tre ver­res. A nou­veau, un mieux. Débar­que l’av­o­cat, mon voisin de Saragosse. “Est-ce que je par­ticiperais à une sor­tie à vélo demain?”. J’ac­cepte. N’au­rais pas dû. Mets mon Trek sous ten­sion (change­ment de vitesses élec­tron­iques), rassem­ble des affaires. Tout va bien jusqu’au moment d’aller au lit. Une heure après la fin de la diges­tion, reprise des douleurs. Un cauchemar. Ne sais plus com­ment me tourn­er, si m’asseoir ou me couch­er, me lever ou marcher ou boire, ne sais plus que faire. La nuit va, sans som­meil. A six heures, je m’ha­bille. A sept, je prends le volant de la Dodge après avoir chargé les vélos de mon voisin l’av­o­cat et de son ami le juge pénal. En route pour Huesca, palais des Con­grès où nous atten­dent vingt mem­bres du club de Saragosse, et le groupe s’élance sur la route des bar­rages suivi d’une voiture-bal­ai. J’ai aver­ti: pas remon­té à vélo depuis novem­bre lorsque j’ai rejoint l’aéro­port de Madrid en trois jours. N’é­tait-ce le mal de ven­tre, cela ne m’in­quiéterait pas du tout. Après avoir pédalé une quin­zaine de kilo­mètres, je me fonds dans le pelo­ton de tête et tiens le rythme jusqu’au fond de la boucle de 65 kilo­mètres où s’é­tale dans son écrin de roches rouges en forme de pains de sucre un splen­dide lac arti­fi­ciel. Après ces deux heures d’as­cen­sion, une descente coulée qui nous amène dans un hameau fan­tôme. Der­rière l’église, une auberge. Le club a réservé pour l’ ”almuer­zo”, dit l’av­o­cat. Plutôt, un ban­quet. Il est à peine midi, le patron et sa femme ser­vent de la salade d’oignons, du vin, de la limon­ade, des liqueurs et un plat de “salmore­jo” com­prenant une côtelette, un boute­fas, une saucisse, une tranche de porc, un os à ronger. Suiv­ent des crème glacées et des cafés flam­bés au cognac. Dépité, je con­sid­ère l’assi­ette: un pois vert sur le bout de la langue serait déjà trop pour l’estom­ac que j’ai. Soudain tous se lèvent et c’est repar­ti. A vélo à tra­vers le désert jaune d’Aragon et pour finir, à portée de la ville, une mon­tée au château des rois, le Mon­tear­agon, ruine qui se dresse solen­nelle sur un fond de ciel bleu avec, pour dernier accès, une rampe à douze pour-cent que nous gravis­sons la langue tirée. Mais le plus extra­or­di­naire c’est que ces cyclistes ama­teurs qui ont bu et mangé, qui pour cer­tains ont la soix­an­taine passée, qui pour d’autres ont des bedaines, de retour devant le palais des Con­grès, s’or­gan­isent autour d’une table en ter­rasse et com­man­dent des chopes d’Am­bar, et cer­tains, avant même de s’asseoir, allu­ment des cig­a­res. Pour moi, je suis heureux d’avoir fait mon tour et tenu. Sur ce, retour à Agrabuey, cha­cun part manger (pas moi). Devant la douleur, une heure de répit aidée par la con­som­ma­tion de bière. Peu après, retour du mal. En plus épou­vantable. J’hésite: vais-je me ren­dre à l’hôpi­tal? Mais lequel? Et que pour­ront-il faire? Un mal de ven­tre. C’est si général. Imprévis­i­ble. Incal­cu­la­ble. En plus, nous sommes dimanche. L’in­fir­mière de garde va me stock­er. Alors je recom­mence le même cirque: me lever, me couch­er, m’asseoir, me balad­er à tra­vers les pièces. C’est mon ven­tre que je tiens des deux bras et balade et c’est la douleur qui va et vient sans me quit­ter. Nuit un peu meilleure. Lun­di, je descend à la ville pour acheter ce médica­ment qui fait panse­ment gas­trique, celui que m’a pre­scrit il y a un mois le médecin suisse à titre d’es­sai, celui que Gala avale depuis vingt ans. A la phar­ma­ci­enne, Madame Aplo, le prénom de mon fils et le nom d’un vil­lage de la proche cam­pagne, je demande si elle aurait un remède pour les inflam­ma­tions de l’in­testin (mot que j’ai regardé aupar­a­vant dans le dic­tio­n­naire, mot sim­ple que je ne con­nais­sais pas, intesti­no). Non, comme d’habi­tude, elle n’a rien, elle ne sait pas. Cette femme est spé­ciale. Une phar­ma­ci­enne qui ne sait pas ou ne veux pas pre­scrire, je n’ai pas encore tiré l’énigme au clair, quoiqu’il en soit, depuis que je pose des ques­tions, sa réponse est tou­jours la même: “non, je n’ai pas”. Et d’a­jouter imper­turbable (elle est belle): “il vous faut autre chose?” Après-midi mod­este arrosé de qua­tre litres de verveine paysanne, puis retour en cham­bre, je dors onze heures d’af­filée. Me lève en fin de mat­inée, mange un petit-déje­uner, crois pou­voir écrire, cor­riger, réfléchir, lire. Je me recouche. Et dors qua­tre heures. Puis encore dix le soir. Main­tenant, mer­cre­di, le soleil vient de dis­paraître, l’or­age gronde, le ven­tre va mieux.