Notes de voyage — 2

L’é­tape la plus dure. Du moins, je le pen­sais. Sur le papi­er, deux mil neuf-cent mètres de mon­tée à tra­vers la Sier­ra Neva­da. En mat­inée, je con­tourne le mas­sif par le sud et me tiens sur la ligne des mille mètres. La route à flanc de colline est coupée de ponts, des vil­lages blancs perchent dans les hau­teurs. Paysage déchi­queté et sec, entre roc et bosquets. Peu de voitures. Après 63 kilo­mètres, j’aboutis à Cherín. Le garçon de l’u­nique restau­rant prend soin de mon vélo, le pose con­tre la vit­re de la salle à manger, approche une table afin que je ne le perde pas de vue. Je n’ai rien demandé, je sais que ce luxe de pré­cau­tions est inutile; ici, per­son­ne ne vole. Mais sa préve­nance lui dit que je mangerai mieux ain­si, ras­suré. Dans ce lieu reculé, vil­lage con­stru­it sur deux rives que sépare une riv­ière, peu à peu les clients arrivent des mon­tagnes et s’in­stal­lent pour dîn­er. Des cou­vreurs, des fer­miers, une famille d’I­tal­iens. De la con­ver­sa­tion de mes voisins, des ouvri­ers Andalous qui mâchent leurs syl­labes, je ne sai­sis pas un traître mot (et pour­tant, les cama­rades du Krav Maga m’ont mis à bonne école). Fidèle à ma méth­ode, le vin bu, les trois plats finis, je reprends aus­sitôt la route. Qui sin­ue à tra­vers les prés, plonge dans un tun­nel sans éclairage, puis se dresse devant moi, ver­ti­cale. Je monte alors pen­dant 27 kilo­mètres, deux heures à petit régime, jusqu’au col de la Ragua, 200 mètres, replat tran­quille où trône un gros refuge. Le ciel est gris, j’en­file une pro­tec­tion et descends en direc­tion de la Cala­hor­ra dans la comar­que de Guadix par une route cahotante et de mai­gre récom­pense. La Garde Civile m’ar­rête. Un mil­i­taire accourt, désigne un vélo retourné dans le fos­sé. “Est-ce que je suis le com­pagnon de route du Hol­landais qui vient d’avoir un acci­dent?” L’am­bu­lance vient de l’emmener. Il est tombé sur la tête à pleine vitesse. A la tombée du jour, j’at­teins mon vil­lage d’é­tape en pri­ant pour qu’il offre un hôtel. Con­traire­ment à l’an­née dernière, je ne réserve plus. La lib­erté que l’on en retire a sa con­trepar­tie : il faut par­fois rouler vingt à trente kilo­mètres de plus dans un état de grande fatigue pour trou­ver à dormir. Ce soir, j’ai de la chance. Mon lit donne sur le château de La Cala­hor­ra, bâtisse à muraille et don­jons, posée sur un tertre, plus proche du ciel que des champs. Au bar, un étage au-dessous, le patron com­pare la vitesse en vol de Super­man et Bat­man et j’ai tort de croire qu’il plaisante, il  con­naît son affaire, il donne les temps d’ac­céléra­tion et de freinage, répète à son audi­ence:  “mais enfin, écoutez ce que je vous dis!” Par­tie de cette audi­ence, une gamine, la sienne prob­a­ble­ment, la pau­vre, qui voy­ant ce que les adultes pren­nent au sérieux, ne risque pas de met­tre la main sur des choses bien profondes.