L’étape la plus dure. Du moins, je le pensais. Sur le papier, deux mil neuf-cent mètres de montée à travers la Sierra Nevada. En matinée, je contourne le massif par le sud et me tiens sur la ligne des mille mètres. La route à flanc de colline est coupée de ponts, des villages blancs perchent dans les hauteurs. Paysage déchiqueté et sec, entre roc et bosquets. Peu de voitures. Après 63 kilomètres, j’aboutis à Cherín. Le garçon de l’unique restaurant prend soin de mon vélo, le pose contre la vitre de la salle à manger, approche une table afin que je ne le perde pas de vue. Je n’ai rien demandé, je sais que ce luxe de précautions est inutile; ici, personne ne vole. Mais sa prévenance lui dit que je mangerai mieux ainsi, rassuré. Dans ce lieu reculé, village construit sur deux rives que sépare une rivière, peu à peu les clients arrivent des montagnes et s’installent pour dîner. Des couvreurs, des fermiers, une famille d’Italiens. De la conversation de mes voisins, des ouvriers Andalous qui mâchent leurs syllabes, je ne saisis pas un traître mot (et pourtant, les camarades du Krav Maga m’ont mis à bonne école). Fidèle à ma méthode, le vin bu, les trois plats finis, je reprends aussitôt la route. Qui sinue à travers les prés, plonge dans un tunnel sans éclairage, puis se dresse devant moi, verticale. Je monte alors pendant 27 kilomètres, deux heures à petit régime, jusqu’au col de la Ragua, 200 mètres, replat tranquille où trône un gros refuge. Le ciel est gris, j’enfile une protection et descends en direction de la Calahorra dans la comarque de Guadix par une route cahotante et de maigre récompense. La Garde Civile m’arrête. Un militaire accourt, désigne un vélo retourné dans le fossé. “Est-ce que je suis le compagnon de route du Hollandais qui vient d’avoir un accident?” L’ambulance vient de l’emmener. Il est tombé sur la tête à pleine vitesse. A la tombée du jour, j’atteins mon village d’étape en priant pour qu’il offre un hôtel. Contrairement à l’année dernière, je ne réserve plus. La liberté que l’on en retire a sa contrepartie : il faut parfois rouler vingt à trente kilomètres de plus dans un état de grande fatigue pour trouver à dormir. Ce soir, j’ai de la chance. Mon lit donne sur le château de La Calahorra, bâtisse à muraille et donjons, posée sur un tertre, plus proche du ciel que des champs. Au bar, un étage au-dessous, le patron compare la vitesse en vol de Superman et Batman et j’ai tort de croire qu’il plaisante, il connaît son affaire, il donne les temps d’accélération et de freinage, répète à son audience: “mais enfin, écoutez ce que je vous dis!” Partie de cette audience, une gamine, la sienne probablement, la pauvre, qui voyant ce que les adultes prennent au sérieux, ne risque pas de mettre la main sur des choses bien profondes.