Dans la région côtière de Malaga qui s’appelle l’Axarquie, le pays avance jusqu’à la mer en pente douce. Une route ancienne se faufile entre la plage et les terres. Ce que les caravaniers viennent faire là? Ils plantent leur caravane, contemplent le large. Se bouchent les oreilles. Dans leur dos, le trafic. Pas intense, mais soutenu. Il sont Anglais, Hollandais, Allemands. A la retraite. En fin de journée, ils gagnent un bar. Le matin, ils randonnent. Certains ont des bâtons et des sacs à dos. L’air sérieux. Un petit écart de roue, je les évite. D’ailleurs, je pédale trop fort. Au début des voyages, toujours. Comme s’il fallait ressentir le départ en s’éloignant au plus vite. Puis le vélo est neuf, électronique le passage des vitesses. J’hésite encore sur les manipulations. Passé Nerja, le littoral bute contre les falaises de la région d’Almería. Première montée en lacets. Je roule au-dessus des criques. A Salobreña, juste avant de pénétrer dans la mer de plastique (taches opaques des serres à fraises au loin), je bifurque. Direction générale, Grenade. Ce soir, je dors à Lanjarón. Monfrère qui connaît tout de l’Espagne, m’a indiqué un hôtel. Le ville est petite. Connue pour donner accès aux Alpujarras. Perchée au-dessus d’un barrage. Ma chambre se termine par un balcon de bois andalou: je surplombe la route que j’ai parcourue. Il est dix-sept heures. La ville dort encore. Elle est d’une seule rue. En son milieu, mon hôtel, le Central. Et douze autres établissements. Volets clos, ils semblent vides. A la réception du Central, derrière moi, tandis que je signe le registre, un jeune nerveux et percé. Il gesticule, demande le prix, fait répéter, consulte son acolyte, compte ses billets. Le temps de me débarbouiller, je redescends vêtu dans ce qui sera ces prochains jours mon costume de sortie : pantalons de tissu léger, sandales chinoises que je porte pieds nus, maillot cycliste aux couleurs de l’Espagne (commandé en Chine, les boutiques nationales ne vendent que les couleurs des provinces). A n’en pas douter, j’ai l’aspect d’un clown. Lanjarón donc; à l’entrée de la ville, sur le panneau municipal, un rigolo a noté “nos roban el agua”, traduction: ils volent notre eau. Dans les faits, la source locale produit l’une des eaux minérales les plus vendues dans le pays. Enfant, je la buvais à Madrid, où mon père la commandait par caisses. Elle était livrée dans de belles bouteilles de verre à capsules. Dans l’immédiat, après 111 kilomètres, c’est une bière que je cherche. Je vais par un trottoir, traverse la ville, reviens par le trottoir opposé. Au passage un adolescent me demande “quel jour sommes nous?” J’avise un bar. En même temps, j’entends un bruit. Haché, agaçant. Sur la terrasse d’un bâtiment thermal fin de siècle avec coupoles de crème chantilly, le jeune que j’ai croisé à la réception. Pour son acolyte, il chante, scande, vocifère, tousse du reggaeton, le rap des immigrés latinos, un rap d’esclaves comme tous les raps, une horreur qui parle de fesses que l’on trémousse, de banlieues que l’on aime et abhorre, de cœurs déchirés et de cocaïne. Demi-tour. A l’autre bout de Lanjarón, je m’installe devant une fabrique de jambons. La serveuse vient de se réveiller. Elle apporte de la bière dans un verre à cidre. C’est ce que je demande toujours, “cerveza en un vaso de sidra” afin d’éviter la “copa”, en forme de coupe ou le “tubo” en forme de tube. Elle sert cela avec un plat de chorizo. Deuxième commande, un plat de lard. Puis de saucisson et de jambon fumé. A nouveau, je parcours toute la rue. Le jeune est toujours assis avec son acolyte, mais il ne scandent plus. Le visage dans le téléphone, ils réécoutent leur enregistrement. Par précaution, dès fois que l’inspiration les reprennent, je renonce aux terrasses et entre dans une salle de café. Pour être sûr, je m’assois sous le téléviseur. Suite de la commande. Avec la bière, on m’apporte du chorizo, du saucisson et du jambon. Au Central, hôtel des années 1980 conservé dans son jus, les propriétaires, un couple charmant des années 1950, me fait les honneurs de l’établissement. Et ils ont tout ce que j’apprécie: des clefs qui sont de vrais, de bonnes, de grosses clefs avec des porte-clefs de métal, des parois de bois verni, des meubles pesants, des canapés avec rembourrage et tissu, et le balcon, comme j’ai dit, andalou, au-dessus de ruelles peintes à la chaux, décorées de fleurs, encore ensoleillées à neuf heures le soir.