Nuit de Saint-Jean

Cela m’a pris au dépourvu: j’al­lais à la ville à vélo, pour le plaisir, c’est à dire lente­ment. Plutôt que de tra­vers­er le port de plai­sance où les paque­bots char­ter débar­quent des Nordiques, j’ai cade­nassé le vélo au pied de la forter­esse et suis mon­té dans le quarti­er de l’U­ni­ver­sité. Les fac­ultés sont logées dans de gros bâti­ments de mar­bre terne. Ils trô­nent sur la colline de terre fendue. Autour, c’est un dédale de rues pop­u­laires où pend la lessive, où dor­ment les chiens, où l’on entend la fri­t­ure des cuisines et les échos des dessins ani­més que les petits regar­dent dans des salons pleins d’om­bre; à la proue des églis­es sont attachées des vierges de faïence, les planch­ers des bars nagent dans la sci­ure, les ter­rains vagues ser­vent de dépo­toir; cer­taines rues sont si étroites, qu’il faut marcher de pro­fil; plus loin, un incendie s’est déclaré, les pom­piers évac­uent un pre­mier étage. En tra­vers des camions rouges, sur le store qui pro­tège la machiner­ie, un plaisan­tin a écrit au spray, “nous sauvons ta vie”. Mais voici le deux­ième camion, et c’est la même inscrip­tion — avec une faute d’orthographe. J’at­ter­ris dans une bro­cante, un cou­ple de vieil­lards regarde un match sur un poste des années 1950, l’an­tenne est en fil de fer. Sur les étagères, de la vais­selle, des livres, des cannes, des bal­ais… Je pro­gresse sous un néon clig­no­tant, aboutis devant des paniers en rotin. Je lis quelques prix. Une “Ency­clopédie gra­tu­ite des ours polaires”, 34,80 Euros. Un paire de clo­chettes en cuiv­re, 59,80 Euros. Dans un rencogne­ment, il y a des tableaux. Pots de fleurs, paysages, chro­mos de la semaine sainte, du papi­er, des repro­duc­tions machines. Les prix sont absur­des, et tou­jours ces 0,80 cen­times! Celui-là peut-être… Dans un cadre doré, une pein­ture de grande taille façon baroque. Je m’ap­proche. Encore une repro­duc­tion. Son prix: 2490, 80 Euros. Après quoi je rejoins mon vélo, ren­seigne des sud-Améri­cains à bord d’un bus de loca­tion qui cherchent l’au­toroute de Séville, change de vête­ments et roule vers la mer. Le long du quai, le spec­ta­cle est inouï. Les familles trans­portent tables, chais­es, glacières et braseros, les garçons dou­blent les ter­rass­es de restau­rants, occu­pent la plage, il y a mille cou­verts et autant de paniers de pain sous le soleil, ils empi­lent le bois d’o­livi­er près des stands de gril­lade des sar­dines, ils enfi­lent des cala­mars sur des bro­chettes et refroidis­sent le vin. Sur la plage, les pères dressent des tentes et enclenchent les généra­teurs, font reten­tir le fla­men­co, sur une scène accrochée à ce qui sert habituelle­ment de fit­ness en plein air, les orchestres essaient la sono et partout les enfants trans­portent les man­nequins qui brûleront à minu­it, les pho­togra­phient devant les palmiers, sur des bar­ques, dans les vagues ; les baigneurs vont par dix ou douze et trois généra­tions, de la grand-mère au bébé, entrent dans l’eau, se tien­nent debout dans le flot et chantent. Spec­ta­cle joyeux, réjouis­sant, plein de rires. Tout le monde s’in­ter­pelle, les plaisan­ter­ies courent d’un groupe à l’autre, une gamine qui décharge une voiture casse une bouteille, la voi­sine apporte le bal­ai et la ramas­soire, les pêcheurs jet­tent leur lignes, les rares touristes (je suis loin du port de plai­sance, dans le quarti­er du Bâton) restent plan­tés là, ahuris. Et à minu­it, toute la plage s’embrase, les bon­hommes par­tent en fumés, le ciel se rem­plit de flambeaux.