Au mois de juin, j’ai le projet de traverser la Croatie et la Slovénie à vélo. J’en parle ces jours avec Monfrère, nos amis Castillans et les entrepreneurs colombiens de Medellin avec qui nous avons traversé la chaîne des Pyrénées par les cols il y a deux ans. Or, cet été-là, lors du prologue, mon cadre de carbone a cassé. Le lendemain, sur un vélo d’emprunt, j’ai crevé à la moitié de l’étape, puis une seconde fois à quelques kilomètres de l’arrivée. Cette nuit, je suis en tête. Bientôt, je sème le peloton. Mais au sommet, je suis contraint à l’abandon: mes pneus sont troués des mites, la peinture du vélo coule sur mes chaussures. Les autres concurrents se moquent. Ils disparaissent dans la descente. Resté seul sur la montagne, je trouve la responsable de mes déboires: ma grand-mère. Plantée au milieu de la route, elle montre mon vélo avec dédain. Je me réveille écœuré. Ma grand-mère, si gentille, associée à la destruction de mon vélo! Le malaise est tel que je ne peux me rendormir. Je vois pourquoi ma grand-mère s’est immiscée dans ce rêve. Depuis quelques jours, je veux parler de la Vallée de la jeunesse, cette place de jeux lausannoise où elle me conduisait enfant. Je repoussais le moment de le faire et ma grand-mère se tenait là, sur le bord de la conscience, à la façon de ces personnages de Pirandello qui attendent que l’auteur leur donne vie. La situation que je voulais raconter n’est pas sans rapport. Nous partions d’un appartement situé au chemin de Montelly, juste au-dessus de la Vallée. J’emportais un skateboard, un ballon, des raquettes de badminton. Lorsque ma grand-mère s’installait sur un banc, cela voulait dire que l’espace de jeux était ouvert. Je courais sur les bosses de béton coloré, glissais à travers les tunnels de toboggans, grimpais sur la petite colline de type zoologique. Si un autre enfant m’avait précédé, j’étais surpris: comment avait-il pu pénétrer dans l’aire de jeux alors qu’elle venait d’ouvrir? Plus tard, quand j’étais las d’explorer seul la Vallée de la jeunesse (que je savais plus vaste que ces quelques attractions), ma grand-mère proposait de jouer au “volant”. Nous n’y jouions pas comme des Chinois affolés devant un compteur publicitaire, mais à la manière des parties de campagne du dix-neuvième; habillées de blanc, les dames boivent des limonades et disputent des doubles avec des messieurs sortis d’un tableau du douanier Rousseau.