Mois : mai 2016

Hommes-machine

Une apolo­gie de la mort qui serait une apolo­gie de la vie est encore le meilleur plaidoy­er con­tre le posthu­man­isme car cette tech­no-reli­gion est néces­saire­ment anti-dialectique.

Affaires 2

Cinquième étage du Hol­i­day Inn, à portée du bar — des hommes se relaient devant la baie vit­rée. Un portable à la main, ils dis­cu­tent stratégie. Cela donne:
“Com­pris… 5 sur 5… On fera comme ça… Noté! On va les avoir…“
A les écouter, on finit par croire que le compte à rebours vaut aus­si pour soi, que l’at­taque est imminente.

Affaires

Devant la baie vit­rée de l’hô­tel Hol­i­day Inn, une bière sur la table, le regard fixé sur le tar­mac. Mon voisin en cos­tume déclare à son voisin en cos­tume:
“En ce qui me con­cerne, mon organ­i­sa­tion comme la votre…”

Journalistes

Quand, par hasard, je lis des écrivain jour­nal­istes, je me dis que ce qui fait l’écrivain ce sont les défauts.

Southend

A la lim­ite de Southend, entre hangars, park­ings clô­turés et artères indus­trielles, cet homme foudroyé qui vocif­ère:
“Porcs! Enculés! Ta, ta, ta, ce que vous racon­tez! Saloperies de ta mère! Putass­es connes!“
Comme s’il exor­ci­sait sans fin une humil­i­a­tion. Il s’en­fonce dans le brouil­lard, enchâi­nant:
” Ta, ta, ta, rien du tout! Merderies! Salauds…!”

Titrologie

Voilà qua­tre jours que je cherche com­ment exprimer en une phrase valant titre d’ou­vrage cette pos­si­bil­ité fan­tas­ma­tique de vol­er à basse alti­tude au-dessus d’une ville, façon nageur, pour saisir avec un recul de quelques mètres (juste assez pour ne pas subir une sit­u­a­tion) les impli­ca­tions des événe­ments qui se déroulent au sol.

Fonte

“Trans­val­u­a­tion de toutes les valeurs”: pour affecter cette puis­sance mâle per­due suite à la liq­ui­da­tion du tra­vail physique, puis­sance qui rangeait fatale­ment les indi­vidus dans une sous-classe, soulever de la fonte dans les salles de sport après son travail.

Festival

Ce qui pré­vaut, c’est le dis­posi­tif. Si cha­cun hon­ore son rôle dans le dis­posi­tif, il sur­git dans le paysage, émerge de l’anony­mat. Ce que l’écrivain peut dire, ce qu’il peut éventuelle­ment avoir à dire sur ce qu’il écrit (approche sus­pecte) ne compte aucune­ment. Son corps seul est revendiqué en tant que poids de notoriété. Cela prou­ve qu’il n’est pas qu’un nom sur la cou­ver­ture d’un livre. Le dis­posi­tif bien rôdé jus­ti­fie l’ou­ver­ture par les fonc­tion­naires d’une ligne au bud­get. L’ar­gent des citoyens est cap­té. Fâchés de ce soulage­ment mais heureux de récupér­er leur dû, ceux-ci accourent.

Lire

“Jusqu’alors, les livres étaient en très petit nom­bre, l’habi­tude avait été prise de les lire à haute voix, de telle sorte que, même seul, le lecteur était accou­tumé à se lire à haute voix le livre qu’il avait sous les yeux. On rend compte de l’un des élé­ments de la civil­i­sa­tion monacale par cette néces­sité de lire les textes à haute voix et de s’isol­er, par con­séquent, dans une cham­bre. Or, avec la mul­ti­pli­ca­tion des livres, on com­mence à lire avec les yeux. On ne lit plus le texte en le par­lant, on le décou­vre directe­ment, visuelle­ment. Ain­si, d’une cer­tain manière, le livre prend un aspect plus abstrait.“
Une his­toire de la rai­son, François Châtelet.

Caen

Atter­ri à Caen dans un aéro­port minia­ture. Une dame agite un pan­neau au nom du fes­ti­val Epoque. Iden­tité inter­mé­di­aire: vous êtes assez con­nu pour que l’on s’in­téresse à vous, pas assez pour que l’on sache vous recon­naître. En route, nous par­lons de ce tem­ple cam­bodgien sur la fron­tière thaï­landaise que les deux pays se dis­putent depuis trente ans. Elle s’y est ren­due en févri­er. Prox­im­ité des choses loin­taines. La dame est une bénév­ole qui véhicule les écrivains à bord de sa voiture depuis la pre­mière édi­tion du fes­ti­val. Nous pas­sons un bar­rage de police, elle me dépose sur la place Saint-Sauveur, on me remet un badge. Ville blanche, lacu­naire, tra­ver­sée de vent frais. L’un de mes édi­teurs, après avoir quit­té Paris, a acheté, selon ses ter­mes, une mai­son mil-neuf cent au milieu de la cam­pagne. Plus tard, comme je lui fais remar­quer que cela n’ex­iste pas, il acqui­esce. En atten­dant, je le cherche. Sor­ti d’Es­pagne — je viens de le con­stater — mon télé­phone portable ne fonc­tionne plus. Les Espag­nols ne quit­tant pas l’Es­pagne, le vendeur de télé­phonie a omis de sig­naler cet incon­vénient. Je fais appel­er l’édi­teur par un des respon­s­ables de la librairie Guil­laume chez qui je sign­erai mes livres. Tan­dis que j’é­coute la tonal­ité, un homme me fixe: c’est l’édi­teur (à ma décharge, je ne l’ai ren­con­tré qu’une fois, il y a dix ans, lors d’une lec­ture à Paris le long du canal Saint-Mar­tin). Il est ingénieur aéro­nau­tique, poète et spé­cial­iste de Rim­baud. Il  a fait le voy­age d’Afrique dans l’or­dre des sta­tions, sur les traces du génie. Le soir, je cherche l’apéri­tif des écrivains, ne le trou­ve pas, bois seul, dors tôt, dors mal, suis réveil­lé par les hurlements des fêtards, ne dors plus, me ren­dors enfin, vac­ille jusqu’à la salle des petit-déje­uners (le récep­tion­niste m’ac­com­pa­gne à la porte, s’ef­face en pré­cisant: “tout est automa­tique, vous prenez un plateau et vous faite le tour.”), puis je rejoins la place Saint-Sauveur et m’as­sois der­rière mes livres: easy­Jet, Forde­troit, Cas­sa­tions, 45–12. En fin de mat­inée, Jean Rouaud prend place à côté de moi. Nous nous sommes ren­con­trés une fois, à Genève, il y a vingt-cinq ans, lorsqu’il a reçu le Goncourt pour Les champs d’hon­neur. Ce jour-là, je lui avais dit. “je trou­ve votre livre surécrit”. Il avait répon­du: “Oui, c’est volon­taire!” Fal­lait-il être un blanc-bec pour imag­in­er le con­traire! L’après-midi, débat sur les Etats-Unis en crise avec Thomas B. Reverdy, Lionel Salaün et une scé­nar­iste de Bande dess­inée, Loo Hui Phang. Tour de parole, cour­toisie, ten­ta­tive de dire ce qu’on veut dire, et dif­fi­cultés habituelles, vitesse, effi­cac­ité et résumé con­tre pro­fondeur, analyse et réflex­ion. Quand le dis­cours prend forme, que je draine quelques pen­sées, le gong reten­tit: l’heure est écoulée, cha­cun remer­cie et s’en va.