Promesse de bonheur

Une fête réu­nis­sait tous mes amis, jusqu’aux plus anciens, cama­rades de jeu et d’é­cole. Comme je déam­bu­lais par­mi eux, je remar­quais en out­re des voisins, et d’abord ce cou­ple de paysans aux habits frustes. Les car­ac­tères des uns et des autres m’ap­pa­rais­saient avec net­teté, mais à la vue de cette galerie je ressen­tais un grand ennui ne sachant pourquoi, depuis le temps que je me tenais à l’é­cart de la société, j’avais soudain accep­té d’or­gan­is­er cette soirée. Cepen­dant, je m’ac­quit­tais de ma tâche d’hôte, veil­lant à ce que cha­cun, selon son bon plaisir, puisse boire, échang­er, dormir, se promen­er, faire du sport ou vom­ir. Je m’ar­rê­tais devant K. Assis sur la ban­quette d’un com­par­ti­ment lui fai­saient face les deux paysans. “Mon dieu, me dis­ais-je, s’ils ne trou­vent rien à dire à ce mal­heureux K. qui est le plus sim­ple de mes amis, qu’en sera-t-il des autres?” Et, plus ennuyé encore, je me réjouis­sais du moment où tous par­ti­raient, dis­paraî­traient pour ne plus reparaître. Comme s’ils avaient com­pris, tous emprun­taient à la queue-leu-leu un pont naturel en forme d’arche con­duisant à tra­vers le ciel sur la place d’un vil­lage de mon­tagne entouré de granges et de chalets où la vie s’é­coulait selon la tra­di­tion et je mar­chais à leur suite, pris de ver­tige mais fasciné .
Le lende­main, je lis Depuis Sils-Maria d’Adorno: “Depuis les hau­teurs, les vil­lages ont l’air mobiles, sans fon­da­tions, comme posés là par une main légère. Il ne émane une promesse de bon­heur sem­blable à celle du jou­et qui éveille des fan­tasmes de géant: on pour­rait en faire ce que l’on veut.”