Cet après-midi, à l’Aula des Bergières, pour le spectacle de marionnettes Concertino ma rigolo. Dans les gradins, des petits et des touts petits. Quelques mamans; comme si elles en avaient chacune douze. Dans l’allée centrale, un adulte au visage rougeaud coiffé d’un chapeau feutre, et B., le planteur d’huile de palme accompagné de sa fille thaï. La pièce commence par un jeu sur les objets: les reliques d’un banquet se mettent en mouvement et gagnent le bord de table. Tire-bouchon, reste de spaghettis, serviette déchirée dansent, sautillent et se jettent dans la poubelle. Puis entre les marionnettistes. Ils disputent et, au terme d’un sketch à quiproquos, les marionnettes apparaissent, manipulées à vue. Je ris. Je ne cesse de rire. Au premier rang, un gosse est hilare. Moi de même. Et quand on passe au guignol, avec ses coups de marteaux et ses actes manqués, c’est pire: je m’esclaffe. A peine ai-je le temps de dire à mon ami, auteur de ce spectacle, combien j’ai apprécié, que je me retrouve avec l’homme au chapeau de feutre, le planteur et sa fille (laquelle attend l’heure de son cours d’Aikido) dans le café PMU du centre commercial des Bergières sous une écran plat qui diffuse les courses hippiques. L’homme au chapeau nous parle d’Hérodote et raconte qu’il voyage sur la foi de ce texte vieux de trois mille ans retrouvant parfois des sites mentionnés par l’écrivain grec intacts. L’oasis de Shiva en Egypte par exemple, où, au milieu d’un lac salé, sur un ilôt, jaillit une source d’eau chaude. Ecartant les verres de bière, il nous montre des films réalisés dans cette ville du désert.
- Tu vois, ici en Suisse, le rêve des gosses c’est d’avoir un boguey, eh bien là-bas, c’est la carriole! Regarde cette image: une carriole c’est ce baquet de planches monté sur pneus que les ânes traînent derrière eux. Shanti, c’est la civilisation de l’âne!
Cependant la fille du planteur, quatorze ans, raconte qu’elle a lu Zola et Orwell. Elle nous demande des conseils de lecture.
- Quel est votre livre préféré?
L’homme au chapeau, ennuyé:
- …je ne sais pas… c’est difficile… un livre, un seul… peut-être Sous le volcan?
- Terre des hommes, dis-je… ou alors Paludes de Gide.
Pendant la conversation, je jette un œil au café. Un lieu de misère. J’y venais avec mon grand-père maternel les dernières années de sa vie. Les buveurs qui sont là, chenus, ratatinés, la peau jaune, s’accrochent au comptoir pour éviter la dérive. La serveuse, proche de la retraite, est un portugaise à moustache. Probablement leur seule confidente. Mon grand-père habitait un appartement de petite taille sur le carrefour. Chaque semaine il demandait quand je comptais lui rendre visite.
- Quand viens-tu rendre visite à ton vieux grand-père?
J’y suis allé. Les bibelots, les assiettes, les vases, les rasoirs, tous ces objets usuels, étaient couverts d’une telle couche de poussière qu’ils étaient solidaires de l’appartement. Il est mort peu après.
Maintenant, la fille demande à son père si elle peut avoir une glace.
- Ici, elle ne sera pas bonne, lui répond le planteur.
Il a raison.
Lorsque nous ressortons, il fait nuit. La gamine me remercie pour le livre: je transportais avec moi un exemplaire Fordetroit, je le lui ai offert. Entendre cette gamine d’origine thaïlandaise qui, il y a quatre ans, ne parlait pas un mot de français dire ses impressions suite à la lecture de L’oeuvre et de 1984 m’a ému. Avant de s’en aller, elle me fait une prise d’Aikido: je me libère en expliquant que le Krav Maga enseigne la même prise. Puis nous marchons en direction de Beaulieu avec l’homme au chapeau, un colosse de 1,95 mètre, fumeur, couperosé, autrefois basketteur. Il me raconte l’épopée du voyageur arabe Battuta en Inde à l’époque des grands Maharadjas.