Mois : novembre 2015

Attribution

Pour employ­er le lan­gage mil­i­taire des régies, l ‘apparte­ment du Guintzet est attribué à un cou­ple suisse-alle­mand. Le jour de la vis­ite, ils sont arrivés les pre­miers. J’at­tendais sur la ter­rasse. A l’an­gle de la rue, devant le col­lège Gam­bach, sur­git une petite famille: lui à vélo, tirant sa fille dans une car­riole; elle à vélo, tirant le bébé dans une car­riole. Ils remuent dans les feuilles mortes, retirent leurs écharpes, rangent les bon­nets des petites, fer­ment les cade­nas, redressent les guidons, véri­fient l’équipage. Ils se retour­nent et, cha­cun son enfant dans les bras, s’a­van­cent jusqu’à l’escalier creusé dans le talus. En règle générale, le vis­i­teur réap­pa­raît aus­sitôt, il m’aperçoit sur le bal­con, fait signe, presse le pas. Auraient-ils dis­paru? J’at­tends. Non, les voici: elle d’abord, lui ensuite. Débon­naires, ils emprun­tent  l’al­lée de petits pavés. Gens agréables, aux cheveux piqués de brindilles de foin. Bref, suite à cette vis­ite, ils ont obtenu de louer l’ap­parte­ment. Aujour­d’hui, ils m’ap­pel­lent pour une sec­onde vis­ite.
- Quand pou­vons-nous venir? Après le tra­vail? En soirée? Cela vous arrangerait?
- Quand vous voulez.
- Très bien, pour nous aus­si c’est mieux la journée. Le matin?
- Oui, mais pas tro tôt.
- Pour nous de même, pas trop tôt.
Nous fixons un ren­dez-vous pour onze heures. A l’heure dite, ils sont devant la porte. Au moment de saluer, la dame fait un petite courbette. Ce geste qu’on appre­nait aux jeunes filles dans les écoles de main­tien, et qui, spon­tané, était à la cam­pagne un signe d’hu­mil­ité. Posé sur le ven­tre du père le bébé me fixe. Gala lui mon­tre un ours de peluche. Effrayé, il  fond en larmes. Tout le monde s’ex­cuse, nous procé­dons. Gala a prévu de leur ven­dre des meubles. Artic­uler un prix pour des biens que je pos­sède et tenir ferme est un exer­ci­ce que je red­oute entre tous. Met­tez Mon­père dans l’af­faire et vous obtien­drez le dou­ble de votre meilleure esti­ma­tion. J’en veux pour exem­ple cette scène, il y a vingt ans, à Gim­brède. Nous venions de Beau­caire en voiture. A Castel­naudary, nous déje­unons. Nous reprenons la route. Le pro­prié­taire de la mai­son con­stru­ite dans les muraille de la bastide de Gim­brède, un vieil­lard né au dix-neu­vième siè­cle, nous attend devant son télé­phone de bakélite. Mon­père s’én­erve, le rap­pelle: “nous avons pris du retard, ne bougez pas!” Il me ser­monne: “pourquoi n’ais-je pas aver­ti de la dis­tance? Et ces départe­men­tales? Est-il pos­si­ble de faire plus sin­ueux?” Une heure après l’heure fixée, nous voici ren­dus. La mai­son (que j’ai remar­quée six mois plus tôt alors que je me rendais en Espagne à vélo) est ven­due 38’000 francs français, soit Fr. 10’000 de nos franc suiss­es. Mon­père jette une oeil.
- C’est très bien, me dit-il.
Il se tourne vers le viel­lard:
- C’est pas ter­ri­ble! Il y a du tra­vail!
Le viel­lard:
- Oh, ma foi, elel est pas neuve, n’est-ce pas? Je suis né dans la mai­son. Ici, vous voyez? Dans ce coin…
Mon­père grom­melle, la route l’a mis de méchante humeur. Soudain, il aperçoit un objet au sol.
- Qu’est-ce que c’est ça?
Le vieil­lard voy­ant que c’est une bouteille :
- Une bouteille.
Mon­père la fait sauter dans sa main. Brusque­ment, il retrou­ve sa bonne humeur.
- Je la veux bien!
- Oh, ma foi, je veux bien vous la ven­dre.
- La ven­dre? Mais ça ne vaut rien. C’est une bouteille“Bon, vendez-la moi!
- Qua­tre francs.
Mon­père con­sid­ère la bouteille et, plein d’en­train, se met à négoci­er:
- Cinquante cen­times!
Et ain­si de suite. Pour une bouteille qu’il jet­tera dans la semaine si ce n’est sur le chemin du retour.
Alors quand il s’ag­it de ven­dre ce qu’on pos­sède! Gala qui craint que je ne donne pour les meubles pour me débar­rass­er du prob­lème m’a aver­ti: “laisse-moi faire!” Il est ques­tion d’une paroi de bib­lio­thèque que j’ai tail­lée sur mesure. Le cou­ple pho­togra­phie les cham­bres, la salle de bains, le couloir, remer­cie, va par­tir… Gala désigne la bib­lio­thèque, vante sa qual­ité. Je veux m’é­clipser, elle me rat­trape. Elle me pousse dans le dos. Moi, ce qui me fascine, c’est le cou­ple. J’ai en main la carte du mon­sieur: pro­fesseur de sci­ences de la nature à l’U­ni­ver­sité. Des jeans troués, des chaus­sures molles, des cheveux coif­fés en casque, pas de brindille de paille aujour­d’hui, mais un sourire épanoui, comme s’ils vis­i­tait précédé d’une théorie d’anges. J’es­saie de me fig­ur­er ce que pour­ront devenir cet homem et cette femme dans la société qui se pré­pare. Des pro­duits d’une société hyper­t­er­tiarisée con­fron­té à un avenir cat­a­strophique. Evidem­ment, il y a la qual­i­fi­ca­tion. Sci­ences de la terre: l’homme est capa­ble de faire pouss­er de la nour­ri­t­ure, de dévi­er un cours d’eau et de fab­ri­quer des engrais naturels. Mais tout de même, quel niveau de flot­tai­son! Il plane. Je suis le petit groupe dans la salon, là où se trou­ve la paroi-bib­lio­thèque, quand réson­nent les pre­miers chiffres. “200?” puis “400! 400 les deux?” Le mon­sieur me sem­ble aus­si mal à l’aise que moi: inca­pable de se représen­ter ce que cela veut dire exacte­ment. Je con­nais ce phénomène. Un blocage de l’ac­tiv­ité cérébrale: d’un côté il y a une bib­lio­thèque, de l’autre “200” et entre ces deux choses, aucun rap­port. Pour­tant, lorsqu’il s’ag­it de ven­dre du tra­vail, je suis intran­sigeant. J’en suis tou­jours à ces réflex­ion quand le cou­ple ressort, tou­jours précédé d’une théorie d’anges, l’air ravi. Gala ferme la porte et les mains en éven­tail:
- Tu vois! je t’avais bien dit!

Intenable

Dis­cours poli­tique et religieux sont de la même nature: ils con­sis­tent à promet­tre l’in­ten­able. Ce qui est ardem­ment désiré, désiré au point d’en­vahir tout le champ de la con­science, se  sat­is­fait volon­tiers d’une promesse. Il y a ici une effi­cace du lan­gage: l’an­nonce d’une solu­tion soulage. Or, c’est bien de ce strat­a­gème dont les hommes de pou­voir, religieux et poli­tiques, font usage. Ils déclar­ent détenir une solu­tion; il n’est que de leur faire con­fi­ance pour obtenir son appli­ca­tion, bref, mutadis-mutan­dis, les croire. Croire en un homme d’un tel car­ac­tère revient à lui con­fi­er son des­tin. Le tour est joué. La par­a­digme de ce dis­cours est la parabole ou (cette alter­na­tive est la clef du prob­lème) le fait du “tombeau vide” tel que racon­té par les dis­ci­ples de Jésus. Le désir d’im­mor­tal­ité qui hante l’homme suf­fit à le jeter au pied de celui qui promet la résurrection.

Cinéma

Dans une salle de ciné­ma à l’an­ci­enne, avec gradins et bal­cons, est pro­jeté un film de ciné­math­èque. Un pub­lic d’a­ma­teurs suit les tribu­la­tions d’un jeune japon­ais. Soudain, rup­ture de la pel­licule. Le pro­prié­taire des lieux appa­raît en scène, ras­sure: “don­nez-nous une minute!” En effet, le film reprend. Cepen­dant, j’ai quit­té mon fau­teuil, je me tiens à côté de l’écran. Con­scient que je pour­rais gêné les autres spec­ta­teurs, je me pousse con­tre le mur. Un homme occupe aus­sitôt la place. Je joue des coudes et me place devant l’écran, puis je pénètre dans l’im­age. L’un des acteurs du film me bous­cule. Il se retourne, me dévis­age, fais un pas en arrière, recom­mence sa tirade.  “Ne vous inquiétez pas, me souf­fle le réal­isa­teur, il fait tou­jours ça”.Je me con­cen­tre sur l’his­toire. Le jeune japon­ais entre dans un restau­rant japon­ais. Un cuisinier toqué hache des herbes aro­ma­tiques. Un soupir monte dans la salle: “c’é­tait donc ça! Le jeune japon­ais, de retour du front, à marché des semaines pour arriv­er là, dans ce restau­rant, devant ce plat et manger!” Fin du film. La foule se presse vers les sor­ties. J’at­tends Gala à l’ex­térieur. Elle ne vient pas. La foule se dis­perse. Il pleut. Qua­tre espag­nols bat­tent la semelle sur l’e­s­planade. Ils deman­dent du feu. Je dis quelques mots dans leur langue. L’un des garçons est argentin. Qu’il ne soit pas espag­nol, me rend nerveux. Ces voy­ous expliquent qu’ils vont faire la fête. Qu’ils boiront, qu’ils dormiront. Je con­sid­ère la ville qui nous entoure: déserte, plu­vieuse, hos­tile. De plus, nous sommes lun­di: tout est fer­mé.  Je m’é­clipse. Je ren­tre dans la salle de ciné­ma, con­tent de m’en être tiré à si bon compte. Le réal­isa­teur range les câbles. Pas trace de Gala. Elle a dû ren­tr­er seule à la mai­son — cela lui ressem­ble. Je descends la Gran Via en glis­sant sur mes tongs. J’ai con­science que la semelle de droite n’est pas plane, mais avec la quan­tité d’eau qui dévale sur les trot­toirs, je réus­sis un surf par­fait. En revanche, je ne suis pas sûr de ma direc­tion. Je biaise. Il faudrait suiv­re l’av­enue prin­ci­pale pour débouch­er en pleine lumière, sur la place d’Es­pagne. Or, je tire vers l’ouest, les petites rues, les quartiers inter­lopes. Me voici sur un sen­tier en cor­niche.  A l’hori­zon, un bidonville. Il faut rebrouss­er chemin. Je ne glisse plus, je marche. Des con­com­bres des mers jonchent le sol. Et de ser­pents. Puis des sauciss­es, de longues sauciss­es de porc rouge. Pour éviter de pos­er pied, je sautille.