Pour employer le langage militaire des régies, l ‘appartement du Guintzet est attribué à un couple suisse-allemand. Le jour de la visite, ils sont arrivés les premiers. J’attendais sur la terrasse. A l’angle de la rue, devant le collège Gambach, surgit une petite famille: lui à vélo, tirant sa fille dans une carriole; elle à vélo, tirant le bébé dans une carriole. Ils remuent dans les feuilles mortes, retirent leurs écharpes, rangent les bonnets des petites, ferment les cadenas, redressent les guidons, vérifient l’équipage. Ils se retournent et, chacun son enfant dans les bras, s’avancent jusqu’à l’escalier creusé dans le talus. En règle générale, le visiteur réapparaît aussitôt, il m’aperçoit sur le balcon, fait signe, presse le pas. Auraient-ils disparu? J’attends. Non, les voici: elle d’abord, lui ensuite. Débonnaires, ils empruntent l’allée de petits pavés. Gens agréables, aux cheveux piqués de brindilles de foin. Bref, suite à cette visite, ils ont obtenu de louer l’appartement. Aujourd’hui, ils m’appellent pour une seconde visite.
- Quand pouvons-nous venir? Après le travail? En soirée? Cela vous arrangerait?
- Quand vous voulez.
- Très bien, pour nous aussi c’est mieux la journée. Le matin?
- Oui, mais pas tro tôt.
- Pour nous de même, pas trop tôt.
Nous fixons un rendez-vous pour onze heures. A l’heure dite, ils sont devant la porte. Au moment de saluer, la dame fait un petite courbette. Ce geste qu’on apprenait aux jeunes filles dans les écoles de maintien, et qui, spontané, était à la campagne un signe d’humilité. Posé sur le ventre du père le bébé me fixe. Gala lui montre un ours de peluche. Effrayé, il fond en larmes. Tout le monde s’excuse, nous procédons. Gala a prévu de leur vendre des meubles. Articuler un prix pour des biens que je possède et tenir ferme est un exercice que je redoute entre tous. Mettez Monpère dans l’affaire et vous obtiendrez le double de votre meilleure estimation. J’en veux pour exemple cette scène, il y a vingt ans, à Gimbrède. Nous venions de Beaucaire en voiture. A Castelnaudary, nous déjeunons. Nous reprenons la route. Le propriétaire de la maison construite dans les muraille de la bastide de Gimbrède, un vieillard né au dix-neuvième siècle, nous attend devant son téléphone de bakélite. Monpère s’énerve, le rappelle: “nous avons pris du retard, ne bougez pas!” Il me sermonne: “pourquoi n’ais-je pas averti de la distance? Et ces départementales? Est-il possible de faire plus sinueux?” Une heure après l’heure fixée, nous voici rendus. La maison (que j’ai remarquée six mois plus tôt alors que je me rendais en Espagne à vélo) est vendue 38’000 francs français, soit Fr. 10’000 de nos franc suisses. Monpère jette une oeil.
- C’est très bien, me dit-il.
Il se tourne vers le viellard:
- C’est pas terrible! Il y a du travail!
Le viellard:
- Oh, ma foi, elel est pas neuve, n’est-ce pas? Je suis né dans la maison. Ici, vous voyez? Dans ce coin…
Monpère grommelle, la route l’a mis de méchante humeur. Soudain, il aperçoit un objet au sol.
- Qu’est-ce que c’est ça?
Le vieillard voyant que c’est une bouteille :
- Une bouteille.
Monpère la fait sauter dans sa main. Brusquement, il retrouve sa bonne humeur.
- Je la veux bien!
- Oh, ma foi, je veux bien vous la vendre.
- La vendre? Mais ça ne vaut rien. C’est une bouteille“Bon, vendez-la moi!
- Quatre francs.
Monpère considère la bouteille et, plein d’entrain, se met à négocier:
- Cinquante centimes!
Et ainsi de suite. Pour une bouteille qu’il jettera dans la semaine si ce n’est sur le chemin du retour.
Alors quand il s’agit de vendre ce qu’on possède! Gala qui craint que je ne donne pour les meubles pour me débarrasser du problème m’a averti: “laisse-moi faire!” Il est question d’une paroi de bibliothèque que j’ai taillée sur mesure. Le couple photographie les chambres, la salle de bains, le couloir, remercie, va partir… Gala désigne la bibliothèque, vante sa qualité. Je veux m’éclipser, elle me rattrape. Elle me pousse dans le dos. Moi, ce qui me fascine, c’est le couple. J’ai en main la carte du monsieur: professeur de sciences de la nature à l’Université. Des jeans troués, des chaussures molles, des cheveux coiffés en casque, pas de brindille de paille aujourd’hui, mais un sourire épanoui, comme s’ils visitait précédé d’une théorie d’anges. J’essaie de me figurer ce que pourront devenir cet homem et cette femme dans la société qui se prépare. Des produits d’une société hypertertiarisée confronté à un avenir catastrophique. Evidemment, il y a la qualification. Sciences de la terre: l’homme est capable de faire pousser de la nourriture, de dévier un cours d’eau et de fabriquer des engrais naturels. Mais tout de même, quel niveau de flottaison! Il plane. Je suis le petit groupe dans la salon, là où se trouve la paroi-bibliothèque, quand résonnent les premiers chiffres. “200?” puis “400! 400 les deux?” Le monsieur me semble aussi mal à l’aise que moi: incapable de se représenter ce que cela veut dire exactement. Je connais ce phénomène. Un blocage de l’activité cérébrale: d’un côté il y a une bibliothèque, de l’autre “200” et entre ces deux choses, aucun rapport. Pourtant, lorsqu’il s’agit de vendre du travail, je suis intransigeant. J’en suis toujours à ces réflexion quand le couple ressort, toujours précédé d’une théorie d’anges, l’air ravi. Gala ferme la porte et les mains en éventail:
- Tu vois! je t’avais bien dit!
Mois : novembre 2015
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Intenable
Discours politique et religieux sont de la même nature: ils consistent à promettre l’intenable. Ce qui est ardemment désiré, désiré au point d’envahir tout le champ de la conscience, se satisfait volontiers d’une promesse. Il y a ici une efficace du langage: l’annonce d’une solution soulage. Or, c’est bien de ce stratagème dont les hommes de pouvoir, religieux et politiques, font usage. Ils déclarent détenir une solution; il n’est que de leur faire confiance pour obtenir son application, bref, mutadis-mutandis, les croire. Croire en un homme d’un tel caractère revient à lui confier son destin. Le tour est joué. La paradigme de ce discours est la parabole ou (cette alternative est la clef du problème) le fait du “tombeau vide” tel que raconté par les disciples de Jésus. Le désir d’immortalité qui hante l’homme suffit à le jeter au pied de celui qui promet la résurrection.
Cinéma
Dans une salle de cinéma à l’ancienne, avec gradins et balcons, est projeté un film de cinémathèque. Un public d’amateurs suit les tribulations d’un jeune japonais. Soudain, rupture de la pellicule. Le propriétaire des lieux apparaît en scène, rassure: “donnez-nous une minute!” En effet, le film reprend. Cependant, j’ai quitté mon fauteuil, je me tiens à côté de l’écran. Conscient que je pourrais gêné les autres spectateurs, je me pousse contre le mur. Un homme occupe aussitôt la place. Je joue des coudes et me place devant l’écran, puis je pénètre dans l’image. L’un des acteurs du film me bouscule. Il se retourne, me dévisage, fais un pas en arrière, recommence sa tirade. “Ne vous inquiétez pas, me souffle le réalisateur, il fait toujours ça”.Je me concentre sur l’histoire. Le jeune japonais entre dans un restaurant japonais. Un cuisinier toqué hache des herbes aromatiques. Un soupir monte dans la salle: “c’était donc ça! Le jeune japonais, de retour du front, à marché des semaines pour arriver là, dans ce restaurant, devant ce plat et manger!” Fin du film. La foule se presse vers les sorties. J’attends Gala à l’extérieur. Elle ne vient pas. La foule se disperse. Il pleut. Quatre espagnols battent la semelle sur l’esplanade. Ils demandent du feu. Je dis quelques mots dans leur langue. L’un des garçons est argentin. Qu’il ne soit pas espagnol, me rend nerveux. Ces voyous expliquent qu’ils vont faire la fête. Qu’ils boiront, qu’ils dormiront. Je considère la ville qui nous entoure: déserte, pluvieuse, hostile. De plus, nous sommes lundi: tout est fermé. Je m’éclipse. Je rentre dans la salle de cinéma, content de m’en être tiré à si bon compte. Le réalisateur range les câbles. Pas trace de Gala. Elle a dû rentrer seule à la maison — cela lui ressemble. Je descends la Gran Via en glissant sur mes tongs. J’ai conscience que la semelle de droite n’est pas plane, mais avec la quantité d’eau qui dévale sur les trottoirs, je réussis un surf parfait. En revanche, je ne suis pas sûr de ma direction. Je biaise. Il faudrait suivre l’avenue principale pour déboucher en pleine lumière, sur la place d’Espagne. Or, je tire vers l’ouest, les petites rues, les quartiers interlopes. Me voici sur un sentier en corniche. A l’horizon, un bidonville. Il faut rebrousser chemin. Je ne glisse plus, je marche. Des concombres des mers jonchent le sol. Et de serpents. Puis des saucisses, de longues saucisses de porc rouge. Pour éviter de poser pied, je sautille.