Promenade

A Paris, la semaine dernière, j’ai marché de rue en rue, tra­ver­sant les quartiers et les épo­ques; Saint-Eustache d’abord, en venant de la rue des Halles. Les pavil­lons que je voy­ais en 2004 de ma cham­bre située au dernier étage de la mai­son de paroisse de l’église ont été démo­lis. Cette année-là, les pro­jets  du nou­veau forum étaient en con­cours, les can­di­dats archi­tectes expo­saient dans l’ago­ra du cen­tre com­mer­cial. Ce matin, debout sur une plate­forme qui domine la rue Berg­er, j’ai devant les yeux un gigan­tesque chantier. Le toit vit­ré de l’éd­i­fice nom­mé la Canopée est en par­tie assem­blé tan­dis que des engins s’en­gouf­frent dans des pas­sages qui évo­quent une ter­mi­tière. Les flancs du forum sont palis­sadés. Je les con­tourne par la rue Pierre Lescot, reviens par la rue Ram­but­teau sur Saint-Eustache. J’en­tre côté choeur. Le gar­di­en se tient là, dans une cab­ine de verre. C’est un Africain longiligne. Je demande les prêtres.
- Ils ne sont pas ren­trés de vacances.
- Qui est là?
L’Africain hésite, ne retrou­ve pas les noms.
- J’aimerais voir le père Car­pen­tier.
- Oh, non, lui a démé­nagé.
L’ayant remer­cié, je me place sous les grandes orgues. De là, le bedeau aux bas­kets puantes m’avait emmené un soir dans les toits. Chem­i­nant sur les poutres, nous avions toute l’église sous nos corps. Du côté de la porte du jour, on voy­ait une chiotte turque sus­pendue entre deux poutres d’en­trait. Dessous, un vide sacré.
- Les ouvri­ers pou­vaient pas chaque fois redescen­dre.
Après les orgues, je vais à la chapelle des Bouch­ers. Comme autre­fois, elle est occupée par cette sculp­ture ridicule et naïve, de type haï­tien, qui mon­tre les marchands gag­nant les halles avec leurs choux-fleurs, leurs vian­des, leur col­liers de sauciss­es. Puis je cherche le pas­sage dérobé qui amène à la paroisse par l’im­passe Saint-Eustache, tire le mau­vais rideau et me retrou­ve dans une enfilade de pièces inter­dites au pub­lic. Je sors côté Ram­buteau. La men­di­ante roumaine est assise sur la marche de pierre. Même vis­age, même dos rond, même demande d’aumône, mais ce n’est peut-être plus la même men­di­ante. Au moment où je dou­ble le gril­lage fer­mant l’im­passe Saint-Eustache, je trou­ve sur une armoire élec­trique un livre, Ermont à l’époque révo­lu­tion­naire. Par la rue Mont­martre, je gagne le faubourg Pois­sonière. Au lieu d’aller au Pas­sages des Panora­mas (qui me fait penser aux cheveux courts et à la coupe au bol d’Anne Cunéo, à un repas pris avec les enfants dans un bistrot du pas­sage, à l’hô­tel irréel du fond d’al­lée ), je rejoins la porte Saint-Mar­tin et passe devant le mag­a­sin Bur­ton où j’a­chetais mes man­teaux: Gala avait si bien séduite la vendeuse viet­nami­enne que six mois plus tard, lors d’un voy­age ultérieur, celle-ci lui avait fait cadeau d’un pyja­ma de soie com­mandé à sa famille. De là j’ar­pente plusieurs fois la rue du Faubourg-Saint-Mar­tin et entre dans la rue de l’Echiquier où nous  occu­pi­ons une cham­bre de bonne en soupente l’été 2006. Tan­dis que je mange un menu en ter­rasse, un homme s’ef­fon­dre. Les voisins de table, de jeunes pom­piers en civ­il, le sec­ourent. Je con­sulte le livre récupéré sur l’ar­moire élec­trique: pre­mier inven­taire du mobili­er de la mairie (22 nivôse an II — 11 jan­vi­er 1794), Brûle­ment des titres féo­daux, etc. Plus tard, con­tour­nant République, je vais à Oberkampf, où nous avons pris pour la pre­mière fois une cham­bre d’hô­tel avec Gala. C’é­tait au mois d’août, elle s’é­tait évanouie dans le jardin des Tui­leries. De là, je remonte le Boule­vard du tem­ple, sans aller dans la rue Amelot où nous avons longtemps dor­mi à quelques cen­taines de mètres de la librairie anar­chiste et du cirque d’hiv­er. Près du Bar à huîtres où j’ai fêté l’un des mes anniver­saires, un légion­naire vend des bottes. Il me con­seille un mod­èle améri­cain, rem­bour­ré, bas et fer­ré; j’in­siste pour un mod­èle français, para­chutiste, pur cuir, à tige haute: Je repars avec le mod­èle qu’il a con­seil­lé, puis je fais un mes­sage à Gala pour lui deman­der ses men­su­ra­tions et par­cours deux fois la rue de Riv­o­li de la hau­teur de la place des Vos­ges au Bazar de l’Hô­tel de ville sans être capa­ble de retrou­ver la bou­tique de lin­gerie entre­vue dans la mat­inée. En fin d’après-midi, rue Affre, dans le quarti­er de la Goutte d’Or, je pense “mais c’est par là que nous logeait Anne il y a dix ans!” et une sec­onde plus tard,  j’aperçois une grande fille à vélo por­tant un plas­tron orange roulant un vélo cou­vert de fleurs. Je crie:
 — Anne!
C’est elle.