A dix-huit heures trente, nous sommes à la gare routière de María Zambrano, au centre de la ville, à deux pas de l’hôtel Monte Málaga où je descends pour le marathon, les loisirs, mon anniversaire. Jenaro et Victoria, le couple de médecins qui a séjourné dans l’appartement de Fribourg en juin, nous attend à La Isleta, près d’Almería. Nous montons dans le bus. Ma voisine de siège déballe une tranche de porc qu’elle glisse entre deux tartines de pain.A bord, des Marocains en djellaba, des ouvriers agricoles noirs, trois gitans et un Roumain tatoué, l’haleine d’ail, ivre; chaque fois qu’il émerge, il embrasse sa femme dans le cou. Nous voici sur le périphérique. Ma voisine s’essuie la bouche pour répondre:
- Quatre ou cinq heures, peut-être six.
Or, les médecins nous attendent devant la porte de la maison. Victoria a envoyé des clichés: un village trapu et blanc, à l’extrémité du désert de Cabo de Gata, devant la Méditerranée. J’imagine nos hôtes assis sur le capot d’une Seat, lui consulte sa montre. J’apelle.
- Nous aurons un peu de retard.
- Un bus? Quel bus?
- Málaga-Almería.
- Ah.
- Oui, désolé.
- Mais ensuite? La Isleta est à trente kilomètres d’Almería…
Ce que je ne sais pas encore, c’est qu’Almería est à deux cent cinquante kilomètre; ce que je ne peux deviner, c’est que nous avons pris place dans une omnibus; que la côte est pleine de villages; que tous sont desservis. Quand le périphérique débouche sur l’autoroute, le chauffeur bifurque et s’engage sur la nationale. Nous roulons à flanc de montagne dans une terre dure et rouge. Tous les trois ou quatre kilomètres, nous empruntons une route secondaire et glissons en direction de la côte. Imaginez un peigne. Côté manche, la nationale, côté dents, des routes en impasse. Le bus gagne un village, fait demi-tour, rejoint la nationale. Les enfants ne me croient pas quand j’affirme: “ça va être long.“Ils protestent à peine lorsqu’au bout de trois heures je dis: “nous avons fait la moitié” Mais le plus frustrant, ce sont les panneaux. Ils indiquent “Almería, 67 km”, “Almería, 64 km”, puis “58 km”. Seulement, au moment de doubler le panneau, le bus bifurque, va à la mer. Vingt minutes plus tard, nous voici devant le même panneau. Lorsque l’affaire semble enfin bien engagée, le chauffeur coupe le moteur:
- Demi-heure de pause!
Il saute à terre, déballe un sandwich, commande une bière.
A la tombée du jour, nous entrons dans El Ejido. Le bus coupe à travers les tomates et les fraises. Des milliers de kilomètres carrés de culture sous serre. La célèbre mer de plastique. Dans le fond de la cuvette, deux bâtiments tirés d’un logiciel d’architecture: l’Hipecor, grand-magasin cubique et une tour de contrôle sombre qui domine la ville. Les derniers rayons du soleil jouent à travers les vitres: elle est vide.
A minuit, nous sommes enfin rendus. Le port d’Almería est silencieux, les bateaux immobiles. Je me précipite, je presse les enfants. Nous sortons du hall de la gare par une porte, une autre porte, une troisième et une quatrième. Comme si je pouvais rattraper le temps perdu! Je cherche nos hôtes. Ils sont invisibles. Encore faudrait-il savoir la tête qu’ils ont! Je tombe sur Victoria. Elle embrasse les enfants, annonce que Jenaro est allé boire un café. Combien en a‑t-il bu pendant ces cinq heures d’attente? Le voici! Des poignées de main, les valises jetées dans le coffre, il démarre et roule à cent cinquante kilomètres heures, parle littérature.
- Là, on ne voit pas, mais la journée, tout n’est que poussière et soleil!
A part moi, je me demande quand je vais pouvoir avaler une bière.
- Tu verras, il y a une épicerie. Mais sans voiture, sans voiture…Car il n’y a rien d’autre, n’est-ce pas?
En fin de compte, l’Espagne est de bout en bout fidèle à elle-même: après avoir visité la maison, petite, blanche, fleurie, grecque, Jenaro et Victoria nous conduisent sur la place du village, nous présentent au patron du bar et filent à Grenade où ils vivent et travaillent. Nous commandons un repas, nous buvons, la terrasse est pleine, la mer à deux pas, c’est la nuit, il fait trente degrés.