A cause de ce chien long, blanc et gros surgi des berges de la Dranse, j’ai repensé à la canne dont m’avait fait cadeau le concierge de la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon. D’un bois souple, travaillé dans l’eau et lentement durci, dont l’homme me disait: je l’ai choisi pour vous. Et voilà que je l’ai égarée. J’en parle à Aplo.
- Je sais où elle est. Accrochée à la poignée de porte de ton atelier de la maison de Lhôpital.
J’essaie de visualiser la canne. Si elle est bien là-bas, elle doit y être encore. D’un autre côté, si aucune des personnes qui c’est occupée du déménagement n’a cru bon d’emporter cette canne c’est parce qu’elle ressemble à une vulgaire branche de bois.
- Je crois qu’il est trop tard.
Alors Aplo, réellement désolé:
- C’est fou toutes ces choses qui ont disparues! Surtout après le déménagement de Gimbrède…
Mois : juin 2015
Canne
Empathie
Alors que mon unique souhait est d’augmenter l’empathie et de réduire la fracture, je réduis l’empathie et augmente la fracture. Mais comment ne pas verser sur sa pente? Comment, après des années de ratiocination a dégager des perspectives, bouleverser l’approche? Que peut-on espérer, lorsqu’on est à la fois le mouvement et le repère?
Fleur
J’observais que je ne sais pas, que je n’ai jamais su observer une fleur, sauf quand, réduit par l’épuisement à un état supérieur de communion, d’attention élargie, je tutoie toutes choses, m’adressant à elles comme si le monde, transposé en une scène de théâtre, tombait dans le registre général de la prosopopée.
Envahisseurs
Quand se résoudra-t-on, débiles que nous sommes, à nommer envahisseurs ceux que nous nommons immigrés? Lorsqu’ils marcheront sur nos ventres? Et qu’aurons-nous prouvé? Qu’une fois atteint un certain degré de civilisation, ceux qui en ont assuré l’essor n’ont plus qu’un hâte, se nier? Et pour mourir en pleine illusion, consacrer leurs dernières forces à pourfendre ceux qui, refusant l’abnégation des valeurs vitales, cherchent à établir la vérité par les faits?
Caverne
Hier soir, premier contact d’Aplo avec la philosophie. Il me parle d’ombres qui dansent sur un mur et d’hommes enchaînés qui prennent ces ombres pour la réalité. Le mythe de la caverne. J’apporte l’Atlas de philosophie et lui montre un dessin représentant l’allégorie.
- Ce livre fait ce qui ne peut se faire: représenter des concepts en images.
Sainte-Croix des Neiges
A neuf heures ce matin, je suis à Miex. Le café Les Cornettes de Bises vient d’ouvrir. Un habitué lit le journal, la patronne chiffonne les verres. Depuis la veille, je tente de calculer le temps qu’il me faudra pour rejoindre Abondance, du côté français, par le lac de Tanay. J0hésite à passer à pied ou à prendre le vélo. Je dois rejoindre Aplo et Olofso à quatorze heures à l’internat Sainte-Croix des neiges pour prendre des renseignements sur le cursus scolaire et décider si nous inscrivons Aplo en section lycée. En raison de l’interdiction de territoire, mieux vaut éviter de passer en voiture.
- Par le lac? Vous feriez bien d’aller par le col de Verne!
Et l’habitué m’amène à la fenêtre pour me montrer la direction. En effet, au fond de la vallée, se détache un pan de montagne vert où l’on distingue un chemin.
- Je ne vais pas me perdre?
- Aucun risque. Vous marchez tout droit, puis, quand vous arrivez à La Cale, vous prenez à droite vers les Cornettes.
- Et combien de temps me faudra-t-il?
Le vieux me regarde.
- Vous êtes solide… disons cinq heures?
Je remercie et part à marche forcée. Il me faut couvrir la distance en quatre heures ou je manquerai le rendez-vous. Après les derniers chalets, la route serpente à travers un bois, elle mène à un alpage puis devient chemin. A mi-hauteur, une plateforme d’herbe drue où se dressent des étables. Ensuite, un sentier. Creusé, jonché de pierres, il aboutit à une croix de bois qui marque le passage du col. Je consulte l’heure. Je suis monté en deux heures et demie. Un panneau de randonnée indique la Chapelle-d’Abondance à une heure trente. J’accélère. Même succession de voies, mais dans l’ordre inverse: un sentier en zig-zag flanqué de terriers de marmottes, un chemin tracé au bulldozer, enfin une route. En une demi-heure, j’atteins la vallée que je connais bien, où si souvent nous sommes venus, avec les enfants d’abord, en amoureux avec Gala ensuite. Reste à savoir à quelle distance se trouve Abondance. Le genre d’information sans importance lorsqu’on circule en voiture. Au bar, devant un demi de bière Jupiter, j’apprends que mon lieu de rendez-vous est à cinq kilomètres. Y a‑t-il un bus? Pas en cette saison. Je pars le long de la route. Situation classique: le trottoir finit, les poids-lourds déboulent. Bientôt, je vois que j’ai perdu mes lunettes. Je les portais relevées, sur la tête, elles n’y sont plus. Des lunettes australiennes achetées à Saint-jacques de Compostelle. Je remonte en direction du col, cherche derrière le chalet où je me suis changé, retirant mes Bermudes et mon T‑shirt détrempés, enfilant un pantalon noir. Pour la seconde fois, je quitte Chapelle, mais cette fois j’avise un pont sur La Dranse. Heureux qui trouve! C’est un chemin de gravillon jaune et il conduit à Abondance. Si je veux avoir l’air présentable, il me faut garder au sec mon dernier T‑shirt. Je marche donc le torse nu. Et comme il y a un chien, long, gros et blanc, je ramasse une branche. Et voilà qu’une heure plus tard, je rencontre une fille costumée et encravatée. Une élève de l’internat dont je reconnais l’uniforme. Je l’arrête et lui demande si elle est contente de son école. La pauvre! Un type à demi-nu portant une branche d’arbre qui lui pose une question en pleine forêt. Chacun repart dans sa direction. La cloche sonne 12h30 lorsque j’arrive au village. Au Restaurant des touristes, je demande si je peux manger.
- Il ne manquerait plus que ça!
Et la matrone me désigne les vingt tables de la salle. Un homme dîne, avec application. Une radio commerciale grésille dans le haut-parleur. Reconnaître les titres exige des efforts: Sting, Bee Gees, Prince… Nul ne s’en soucie. Au menu, de la pintade aux cèpes. La matrone:
- J’ai aussi de la blanquette.
Je choisis le veau et en attendant l’assiette, avale un litre d’eau.
- Pouvez-vous me dire où est l’école de Sainte-Croix?
La matronne, mécaniquement:
- Georges, une question pour toi!
Le cuisinier me renseigne.
- Là, vous voyez ce bâtiment, au bout de la rue…?
Lorsque j’ai fini ma tarte aux pommes et mon petit noir, je gicle de l’eau dans mes yeux au-dessus du lavabo installé à même le couloir pour nettoyer les pollens:
- Vous avez aimé la blanquette? Elle est maison.
Mais entre temps, il s’est mis à pleuvoir. Je m’installe sous la halle du marché couvert. Couché sur un banc, je m’endors. Quand j’ouvre les yeux, j’aperçois Aplo. Il est suivi d’Olofso. Tous deux sortent d’une Mini conduite par une amie d’Olofso. La secrétaire de l’internat nous fait la visite des bâtiments, puis le directeur nous reçoit. Il demande à Aplo quelle carrière il vise. Aplo ne sait pas. Quelles filières l’intéresse. Il ne sait pas. S’il a des matières favorites. Aplo hausse les épaules.
- Non.
Nous regagnons la place du village les dépliants de l’école sous le bras. Nous demandons à Aplo de dire son impression. Il trouve cela très bien. Il est convaincu. Il veut entrer à l’internat. Il se réjouit.
Et je repars dans l’autre direction, mais cette-fois de La Chapelle, où l’amie à la Mini m’a déposé; je prends la route, le chemin, le sentier, atteins le col de Verne, cours jusqu’à Miex, entre au café des Cornettes de Bises. La patronne sert du blanc à trois ouvriers.
- Alors?
- J’ai mis huit heures.
- Eh bien! Et après ça, vous voulez encore rentrer à vélo?