A moi

La veille, je prends mes pré­cau­tions. Je me rends à la poste, annonce à la demoi­selle qui tient la récep­tion que je souhaite venir retir­er le lende­main une forte somme.
- Allez au guichet Mon­sieur!
La machine me dis­tribue un tick­et, je prend la file, je suis appelé, je renou­velle ma demande. Cette fois j’ex­plique:
- Il faudrait une pièce à l’é­cart où compter l’ar­gent.
L’employée me ras­sure et grif­fonne deux noms sur un morceau de papi­er.
Le lende­main 14h3, j’en­file ma veste de sport, ramasse ma paire de gants anti-émeutes, donne l’arme à Hei­dlke, lui explique la manœu­vre.
- Tu te tiens à dix mètres, tu marche à mes trouss­es. Nous ne par­lerons pas. Si je suis attaqué, tu observes, tu n’in­ter­viens en aucun cas. En revanche, si je te fais signe, tu me donnes l’arme. Dès que je l’ai en main, tu dis­parais. Je m’oc­cupe du reste.
Et nous voici à la poste. Elle dehors, moi devant la machine qui me dis­tribue une nou­veau tick­et. Manque de chance, lorsque mon numéro est appelé, je vois que j’ai oublié le papi­er sur lequel l’employée à grif­fon­ner les noms des con­tacts. Heureuse­ment, j’ai bonne mémoire. Je chu­chote.
- Pour­riez-vous appel­er Mon­sieur Den­er­vaux?
- Que lui voulez-vous à Mon­sieur Dén­er­vaux?
Je chu­chote:
- Madame, je viens retir­er une grosse somme et on m’a dit de traiter avec ce Mon­sieur.
Elle se lève, passe der­rière, revient accom­pa­g­née de Mon­sieur Dén­er­vaux.
- Bon­jour Mon­sieur, je viens retir­er de l’ar­gent, j’ai aver­ti, j’aimerais pou­voir compter à l’abri des regards.
- Ah ça, me répond-il à haute voix, le regard dis­trait par l’ac­tiv­ité qui a lieu dans la salle, je ne sais pas si on peut…
Je baisse encore la voix et je me rap­proche. Sur un ton plus sec.
- Mon­sieur, ce que je vous demande, c’est de ne pas étaler les bil­lets ici, devant tout le monde, vous com­prenez?
- Bien… met­tez votre carte!
- Vous m’avez com­pris?
- Oui, oui, met­tez votre carte! Et se tour­nant vers les deux col­lègues: allez vous-en! Com­posez le code! Quelle somme voulez-vous retir­er?
J’at­trappe le sty­lo que j’ai empoché à mon domi­cile, écris la somme au dos d’une enveloppe et indique le détail des coupures. Mon inter­locu­teur lit, manque énon­cer le chiffre, repose, regarde autour de lui. Il trem­ble.
- … je vais être obligé… de … je dois vous deman­dez d’où vient cet argent.
- Il est à moi.
- Je vous demande d’où il vient.
- De la vente d’une mai­son.
- Où ça?
- En France.
- A quelle adresse?
Alors il décor­tique mon iden­tité, recopie l’une après l’autre les lignes indi­quant le nom, le prénom, l’o­rig­ine, me demande mon domi­cile puis il se penche sur son écran et comme s’il venait de décou­vrir une vérité:
- Il faut me dire ce que vous allez faire de cet argent.
- Vous plaisan­tez?
Son trem­ble­ment redou­ble. Au guichet voisin, un noir essaie de ven­dre un bil­let à grat­ter à une arabe à foulard. J’en­tends leur con­ver­sa­tion. “mais c’est super, vous pou­vez gag­n­er jusqu’à 40’000.- — tu entends? — com­bi­en? — prends-en un! tiens, je te le paie! — Et on grat­te où?”
- Alors, j’at­tends?
- Je vais le dépenser.
- Mon­sieur, si vous ne répon­dez pas à mes ques­tions, j’ar­rête tout.
- Que fait-on avec de l’ar­gent Mon­sieur Dén­er­vaud, on le dépense. Vous avez une autre solu­tion?
Il soupire.
- Je dois indi­quer quelque chose dans ce rec­tan­gle, là, vous voyez?
- Je pars à l’é­tranger.
- Où à l’é­tranger?
- A Bangkok.
- Et vous allez le dépenser là-bas, vous allez dépenser là-bas ces…
Il pose le doigt sur ses lèvres, éponge son front.
- Alors?
- J’i­rai au casi­no, chez les putes et je boirai le plus pos­si­ble, ça va comme ça.
Dés­espéré, il saisit le doc­u­ment, le plie, souf­fle, cache ses mains.
- Je ne peux plus rien faire pour vous…
- Mais enfin!
- Non, si vous prenez les choses comme ça…
Ce mon­sieur Dén­er­vaud, je le sens, pour­rait cra­quer. Or, je suis atten­du.
- Eh bien, notez que je vais dépos­er une par­tie à la banque et que je vais dépenser le reste en Thaï­lande.
- Quelle banque?
- La Banque de Fri­bourg.
- Si vous avez un compte là-bas…
- Je n’en ai pas.
- Mais vous venez de déclar­er…
Cette fois c’est trop. Il décide d’im­primer, mais son doigt fouche, il enfonce la mau­vaise touche du clavier.
- Ah zut, je crois que l’im­p­ri­mante…
- Quoi encore?
- Je l’ai blo­quée. Je vais devoir faire ça manuelle­ment. Et il reprend tout, depuis le début, l’i­den­tité, la prove­nance des fonds, les putes, le casi­no.
Dix min­utes plus tard, il regarde sa copie. Elle est com­plète. Au guichet d’à côté, tou­jours le même baratin: “Mes­dames, vous voulez ten­tez votre chance?”
- Bien, je vais sor­tir, par la petite porte, là-bas et je vais vous guider jusqu’à une pièce où je vous rejoindrai ensuite.
Sauf que la pièce, un cagibi attenant au hall d’en­trée est encom­brée: une maman allaite, un employé à demi-couché sur la table rem­plit un for­mu­laire d’achat d’un portable et une secré­taire est à la pause. Mon­sieur Dén­er­vaud essaie plusieurs portes. La pre­mière donne sur une armoire, la sec­onde ouvre sur une cui­sine. Il m’in­stalle entre une machine à café et un frigidaire. Je repousse une assi­ette rem­plie de couennes de Gruyères. Quelques min­utes plus tard il reparaît avec l’ar­gent. Je mets les liasses en éven­tail et les compte une à une, puis je fais deux tas, je plie et j’empoche, moitié de la somme à droite, moitié à gauche.
-… je suis désolé.
Et en effet, je vois qu’il ne trem­ble plus. L’ar­gent à quit­té son ser­vice, il n’est plus respon­s­able, il n’est pas mort, il ne sera pas licen­cié, tout va bien.
- Ne vous inquiétez pas, je vous écrirai une carte postale.
Je boucle ma veste, j’en­file mes gants, je sors par la porte tam­bour. Et ne vois pas Hei­dlke. Si pour­tant, elle est à l’é­cart, der­rière un pot de fleurs. Une oeil­lade et nous nous met­tons en marche. Je tra­verse par l’av­enue plutôt que d’emprunter le chemin de la gare, débouche sur la place. Le feu tarde à pass­er au rouge, mais nous atten­dons. Ce n’est pas le jour où se faire ren­vers­er. Je fixe le sac à main. L’arme est prête. Rien ne peut nous arriv­er. Le feu passe au vert, encore vingt mètres et j’en­tre dans la banque. Per­son­ne à la récep­tion. Même sys­tème de tick­ets à numéros pour les guichets. Je brûle la politesse à l’un des clients (tout en m’ex­cu­sant). Le guicheti­er me ren­voie à la récp­tion:
- Elle va venir.
Quand elle vient la récep­tion­niste appelle mon con­tact.
- Il n’est pas disp­nible, mais il va rap­pel­er.
- Nous avons ren­dez-vous.
- Mon­sieur, il arrive!
Quand le con­tact descend des étages, il m’en­ferme dans un bureau, part chercher un doc­u­ment, me le tend, je le signe, il empoche l’ar­gent, repart, revient avec une autre doc­u­ment.
- Voilà, la livrai­son est pour mar­di.
Cette sim­ple opéra­tion, un bout de papi­er, quar­ante min­utes. Hei­dlke m’escorte, nous remon­tons par les escaliers. Arrivé sur place, à l’abri que j’ai loué, je me déleste de l’ar­gent. Hei­dlke s’ex­cuse:
-  J’ai du m’éloign­er de la poste, il y a des hommes qui n’ar­rê­taient pas de me par­ler, et tu sais comme je suis, je déteste qu’on me par­le, je n’ai jamais com­pris qu’on me par­le, dans cette ville, il n’y a que toi à qui j’ai envie de par­ler.