A quatorze heures nous atteignons le Parador d’Albacete, une hacienda luxueuse plantée dans la campagne avec son patio à fontaine, ses dépendances équestres, sa chapelle blanche. A la réception, personne. Nous longeons un couloir, puis un autre. Des panneaux indiquent une cafétéria. Les couverts sont mis, la lumière éteinte, nous empruntons un autre couloir. Autre panneau. Le restaurant. Même ambiance: vaste salle silencieuse. Dehors la bruine mouille les tuiles rouges des toitures, des calèches de décoration ruissellent. Les portes des chambres sont sans clef, l’hôtel n’héberge pas de client. Puis un panneau annonce le bar, une salle où brûle un feu. Une femme de ménage passe l’aspirateur. Au bout d’un moment, un garçon paraît derrière le comptoir. Il sert des bières, apporte une coupe de cacahouètes. Je déplie l’annonce trouvée sur internet, appelle le propriétaire du terrain en vente et pour la seconde fois tombe sur sa femme, demande Julio, la femme me répond qu’il n’y a pas de Julio, je demande José, et elle me passe José.
- J’arrive, annonce-t-il.
Et en effet, voilà que nous rejoint un monsieur chenu, habillé dans le style après-guerre qui ressemble à Franco. Frère porte un T‑shirt sous sa veste de costume, je suis en short. Il nous demande ce que nous cherchons. Une fois rassuré sur notre sérieux, nous convenons d’un rendez-vous dans un restaurant de montagne proche du terrain à visiter, à quelques cent kilomètres d’Albacete, puis nous nous séparons pour aller manger. A l’heure du repas, après une navigation incertaine sur des routes de village bordées de champs d’amandiers, nous trouvons le restaurant que José a recommandé fermé. Nous rebroussons chemin. La ville la plus proche est Bogarra. Sa particularité est d’être invisible. La direction indiquée donne sur un pan de montagne. Nous contournons le cimetière, puis la voiture plonge. Les premières maisons apparaissent, puis les suivantes, sous les premières, et ainsi de suite, jusqu’à touché un fond étroit où coule une rivière: la ville entière forme un entonnoir. Et il n’y a pas de restaurant. Nous remontons l’unique rue et trouvons un méson. Je rappelle José.
- J’arrive, annonce-t-il.
Et en effet, un quart d’heure plus tard, il paraît, muni d’un parapluie, pressé de nous faire visiter son terrain, indique sa voiture, propose de le suivre. Nous repassons devant le cimetière, dévalons une pente, retrouvons la rivière.
- Voilà, la maison est à droite de la route et le terrain est à gauche.
Nous pataugeons dans une boue ferrugineuse qui colle aux semelles.
- Il faut que je mette du gravier.
José cherche une clef, se penche sur un cadenas, veut ouvrir la lourde chaîne qui barre l’accès par le chemin. Il n’y arrive pas. Il insiste. Cependant, je vais de l’avant, dans la boue, en direction des montagnes et de la maison, une sorte de pâté géant.
- Si je donnais des briques et du ciment à Aplo, c’est à peu près ce qu’il construirait.
Frère n’en revient pas: des murs dressés au hasard et qui s’écroulent, des toits perçés, des chenaux qui flottent. José qui a enfin renoncé à ouvrir la chaîne s’avance vers la porte principale, extrait un autre clef du trousseau et tente d’ouvrir: la serrure résiste. Il suggère de faire le tour.
- Voilà, ça c’est la cuisine, là, c’est une chambre, là… une autre chambre. C’est un peu poussiéreux… Il y a longtemps que je ne viens pas.
Renseignement pris, depuis 1990. Nous avançons dans les pièces: parois velues, rincées, pleines de salpêtre, cheminées ouvertes sur le ciel, crépis tombés, carrelages fendues, terre meuble.
José montre un cagibi.
- Et là, tout le nécessaire!
Un cabinet de toilette posé sur chape, un miroir accroché à un clou, un bac de douche qui est peut-être un paillasson.
- En revanche il faut savoir que le terrain devant n’est pas à moi, il appartient à la personne qui possède l’autre partie de la maison…
Et des pièces apparaissent, étroites, irrégulières, sans fenêtres, posées les unes sur les autres au bon vouloir, et enfin une piscine, fichée en terre.
- Les voisins sont venus entretenir, ils auraient pu ramasser leurs poubelles. Et voici le source, il y a de l’eau toute l’année.
Un tube de plastique planté dans un tas de boue.
Après quoi nous traversons pour aller voir les vingt milles mètres de terrain. Frère et moi n’osons plus nous regarder. Le fou rire menace.
- Même s’il le donne, on ne le veut pas, lui dis-je.
La rivière coule entre des joncs sauvages, les amandiers sont en fleurs, mais je fais deux pas en contrebas et constate que tout le reste de la surface est marécageuse.
- Et le voisin?, demande Frère pour faire de la conversation.
- Oh, vous ne serez pas gêné, il ne vient jamais!
Une minute plus tard, une voiture s’arrête: le voisin.