A l’occasion du déménagement, je déplace des sacs de manuscrits, en tire des notes, les parcours et les trie, pense les avoir identifiées, me trompe, renonce à les trier et range le sac (à quoi ces milliers de pages, le plus souvent des versions alternatives de textes ou des brouillons pourraient-il servir?), puis ouvre un carton, saisis un mélange de coupures de journaux et de cahiers, et tombe avec surprise sur un extrait de Marcuse recopié il y a vingt-cinq ans qui résume en quelques lignes la nature (ou du moins ce que je crois telle) de mon projet d’essai sur l’Imaginaire social. J’aimerais le citer ici, mais il est à nouveau en vrac dans un carton ou un sac. Quoiqu’il en soit, le philosophe allemand établit qu’une société ne peut penser son présent et se projeter dans l’avenir si elle n’a pas accès à une ou plusieurs représentations imaginaires de son destin. Or, c’est bien sur la base de cette remarque qui a dû, à l’époque où je l’ai lue, m’impressionner fortement, que j’ai commencé de prendre des notes et continue de le faire en vue d’un livre dont j’annonce régulièrement, depuis dix ans, la mise en chantier. Incident — la relecture de cette note de Marcuse — qui m’a aussitôt fait penser à la Chine d’Henry Miller. L’auteur américain dit parfois Chine, parfois Tibet, si j’ai bon souvenir, et jure que sa vie ne sera complète que s’il visite ces pays. Plus avant, la fantaisie se transforme: il fait de ce pays, la Chine-Tibet, un lieu idéal où s’accomplirait son destin et, dans sa vieillesse, après l’époque de Big Sur, lorsqu’il vit à Los Angeles, prétend même que la visite de la Chine ne serait qu’un retour aux sources et en vient à s’inventer des ancêtres orientaux. Il y aurait ainsi chez chaque écrivain une sorte d’horizon qui complète idéalement son existence. Selon le caractère il s’agira d’une aventure en attente, d’un livre fantasmé ou d’un lieu utopique, sorte de Mont Analogue qui servirait tacitement de pôle magnétique.