Retour du concert de Suzanne Vega au Bad Bonn, nous apprenons que le couple d’Italiens a signé le contrat de reprise de l’appartement du Criblet; c’est mardi, jour de débarras des cartons dans le zone commerçante, je me sers sur le tas.
Le matin, je démonte les bibliothèques, place la visserie dans des sachets, range les documents dans les cartons, glisse nos habits dans des sacs poubelle.
En fin de journée, Gala m’envoie chercher une pizza. Jamais je n’ai pensé qu’une pizza pouvait constituer un repas. De même pour le sandwich ou cet affreux chausson à la viande, le kepab. Qu’un ouvrier, un homme de bureau, un étudiant qui dînent debout, à la va-vite, entre deux horaires de travail, consomme ce genre de choses, rien de plus compréhensible. La perversion commence lorsqu’on monte des restaurants pour vendre ce type de nourriture.
Ainsi je refuse: je ne vais pas chercher de pizza. Mieux vaut s’abstenir de manger. C’est d’ailleurs ma politique depuis l’adolescence. Les camarades du Belvédère puis de l’Ecole de commerce de Lausanne organisaient des repas de classe à La Nonna, ce restaurant de la rue de l’Ale. Par principe, je me contentais de boire des canettes.
Or Gala a enveloppé la vaisselle, nettoyé les armoires, gratté les plaques de cuisson. Elle veut manger. Je cède. J’irais. Elle mangera, je boirai.
Rue Saint-Pierre, le Vapiano est un restaurant grande surface où les clients mangent en vitrine juchés sur des tabourets. La porte coulissante donne sur comptoir d’hôtel. Une employée en uniforme traverse la salle.
- Bienvenue! Pâtes ou pizza?
Elle me tend une carte magnétique.
- Pour les pizzas, vous passez commande au fond à gauche. Pour les boissons, c’est en face.
Les tables sont occupées par des clients qui pianotent sur leurs téléphones portables. Un jeune homme mange des écouteurs dans les oreilles.
J’atteins le comptoir. Deux filles consultent la carte. Elles sont devant moi, il y a donc un ordre: je prends la file.
Margharita: a delicious mix of tomato, mushrooms, peperroni and mozzarella. Vesuvio: the perfect choice… Et ainsi de suite.
Les filles commandent, prennent place sur des tabourets, sortent leur téléphones.
Je m’avance. Un arabe au service, Mohammed. Son collègue, un Français, lui enseigne à prononcer le nom des plats.
- Mozzarella Mohammed, pas meusrella!
Puis c’est mon tour. Le coup de menton du Français signifie: alors, que prenez-vous?
- Une Quatre saisons à l’emporter.
- La 4?
- Pardon?
- La numéro 4?
Après consultation du menu, je confirme.
- Passez votre carte magnétique sur la borne… Merci!
Le scanner intégré dans le comptoir émet un signal. Mohammed réagit.
- C’est parti. Une 4!
Une employée sud-américaine s’excuse, je suis dans son passage. Je fais un pas de côté. Elle passe derrière le comptoir, verse dans un bac des morceaux de tomate contenus dans un autre bac.
- Monsieur, vous oubliez votre buzzer!
Je saisis l’ordinateur de poche que me tend Mohammed .
- Il vibrera lorsque votre commande sera prête.
- Gardez-le, j’attends ici.
- C’est interdit, il faut s’asseoir.
Je recule, croise les bras, soupire. Le Français, plein d’autorité:
- Monsieur, s’il vous plaît? Vous ne pouvez pas rester là!
Au bout de quelques minutes Mohammed me tend un carton — la pizza numéro 4 — et me reprend l’ordinateur des mains.
Je me dirige vers le comptoir d’hôtel. La caissière me demande ma carte: elle scanne la carte, le prix s’affiche, elle répète le prix, je paie, je sors dans la rue avec mon carton.