Mois : février 2012

Tu es sûr qu’il y aura assez de lumière? Il nous faut des cham­bres fer­mées. Je ne pour­rai rien pay­er avant juin. Ces remar­ques, Gala ne les fait pas d’un coup, mais au goutte à goutte. Tel apparte­ment que j’ai vis­ité et dont je lui expose le qual­ités, n’au­ra pas assez de lumière, tel autre pas assez de pla­fond. Cela, de France, par télé­phone, sans avoir vu aucun des apparte­ments. Comme je m’én­erve, elle prend une déci­sion: dès ce soir, je vais lire toutes les annonces. Or il y a un mois que nous avons résolu de chercher, et donc un mois que je cherche. Mais elle vient de trou­ver mieux. A pro­pos d’un apparte­ment que je suis sur le point d’obtenir et au sujet duquel elle s’est dite “très excitée”: s’il y a des escaliers, c’est impos­si­ble. Je fais val­oir qu’il s’ag­it d’un immeu­ble bas, que l’escalier compte au plus trente march­es. Un jour de silence, puis: mon chéri, c’est impossible.

Il neige, il vente. Moins 15 degrés. Les trot­toirs sont gris et durs. De retour du Vic­to­ria Hall où j’ai dis­tribué des brochures pour le tri­cen­te­naire Rousseau au pub­lic d’un con­cert rock, je cade­nasse mon vélo devant la Buvette des Cropettes. Quelques buveurs appuyés au comp­toir, le poêle ron­fle. Le serveur est un grand garçon que je ne con­nais pas. Un fille se dégage, me cède la place. Je le fixe. Il par­le avec un client. Con­tin­ue de par­ler. Je le fixe. Mon regard pèse sur lui. Il l’ig­nore. Je l’in­ter­pelle. Il enchaîne des gestes, me sert une bière, cela, sans cess­er sa con­ver­sa­tion. Il tend la main sans me regarder, puis accoudé pour­suit sa conversation.

Je songe à ce que je vais faire puis j’y pense, organ­isant les actes, situ­ant les lieux, et, ce n’est pas nou­veau, sans douter de la pos­si­bil­ité de réalis­er cela comme je le pense, ce qui me plaît, surtout quand je suis immo­bile, par exem­ple couché, cher­chant le som­meil, toutes lumières fer­mées, dans le noir donc, dis­posant d’un espace à délim­iter, col­or­er, habiter, puis quand l’opéra­tion tend à l’achève­ment, je reviens au point de départ, la songerie, la pen­sée, dans le moment où elle s’en­gage, devient créa­trice et je place en regard de la pre­mière vision, une sec­onde vision, puis à côté de la sec­onde une troisième. Alors je peux revenir à ma posi­tion réelle, par exem­ple couchée et établir avec cer­ti­tude, sans affecter en rien ce mer­veilleux spec­ta­cle des avenirs par­al­lèles, qu’il fau­dra com­mencer par détru­ire toute la sit­u­a­tion présente, mais au lieu que cela ne tourne à la vio­lence, il me suf­fit de fix­er la vision qui, plus que les autres, trou­ve grâce à mes yeux et l’é­tat présent, être couché si je le suis, dans un lit, le lit dans une mai­son, la mienne, à Lhôpi­tal, au milieu des champs neigeux, du Jura glacé, avec telles coor­don­nées ter­restres, tout cela tombe dans le néant et la vision acquiert alors une telle net­teté que mon con­vic­tion est faite : quelque chose de si net ne peut que se réalis­er si je le désire.

Je gare la voiture con­tre le tas de neige, trans­porte ma valise, mon sac de couchage, mon man­teau et ma veste. La nour­ri­t­ure, les restes du pique-nique, trois paires de chaus­sures, j’ou­blie mon portable, le chat miaule, je retourne à la voiture, veux ouvrir, le froid bloque le ver­rouil­lage élec­tron­ique, je pose  la pile de CDs sur le sol glacé, j’ou­vre au moyen de la clef de sec­ours, le chat me grimpe le long de la jambe. Quand je pénètre enfin dans la mai­son, je trou­ve la chaudière arrêtée. Dans l’ate­lier où j’écris, où je dors, où je vis en l’ab­sence des enfants, il fait — 5 degrés. J’ap­pelle Mohammed. Il vient. Il démonte. Je me gèle. Je range la nour­ri­t­ure, remets mes gants. J’ai deux jours pour avancer le livre. En com­bi­en de temps la tem­péra­ture va-t-elle remon­ter? C’est l’af­faire de quelques heures, assure Mohammed. Et pourquoi cette chaudière, qui n’a pas six semaines, s’est-elle arrêtée? Il n’en sait rien. Qua­tre heures plus tard, il fait nuit, Mohammed est devant la machine, il jure. Quand je me couche avant minu­it, habil­lé comme un cos­mo­naute qui tente une sor­tie, il fait 5 degrés. Le chat dort dans la véran­da, je dors dedans. La dif­férence est min­ime. Le vent hurle. Le mate­las, les draps, le duvet, la cou­ver­ture, le cou­vre-lit ont le poids et l’hu­mid­ité des algues. Je me réchauffe dans ce cer­cueil. A trois heures trente la chaudière s’ar­rête. Le matin, je rap­pelle Mohammed. Ma mai­son est une pas­soire. Voilà ce qu’il dit. Et pourquoi ne l’a-t-il pas dit plus tôt? Je luis ai remis CHF 25’000 francs. Il bidouille les tuyaux. J’es­saie d’écrire. Il télé­phone au fab­ri­cant de la chaudière, des Alle­mands. Je les ai choisi parce qu’ils sont Alle­mands. Au bout du fil, un Français. Les Alle­mands délèguent aux Français. Atti­tude du vendeur, la réthorique. Racon­ter n’im­porte quoi, ne rien faire. Un Français. La mal­adie de car­ac­tère habituelle. Que le dia­ble les emporte. Tous et vite. Mohammed, qui est maro­cain, comme son nom l’indique, un maro­cain du Maroc, pas un maro­cain de France, s’én­erve. Je lui prends le com­biné des mains, je m’én­erve. Le Français con­tin­ue, il pérore seul. A neuf heures du soir, Mohammed revient des combles: les tubes ont gelé. Eh bien, dis-je, voilà qui est fait! Détrompez-vous, Mon­sieur Alexan­dre, ils vont gel­er encore puis éclater. La suite est affolante: de l’eau dans toute la mai­son, bien­tôt trans­for­mée en glace, puis à nou­veau en eau. Pour l’écri­t­ure j’a­ban­donne. J’an­nonce que je vais faire du vélo. Aupar­a­vant, je véri­fie s’il y a de l’eau chaude. Il y en a. Je pédale pen­dant deux heures dans l’ate­lier par zéro degrés, je me douche, je décap­sule des bières, je recom­mence à avoir froid. Le lende­main je pars tra­vailler. Deux jours plus tard, je reviens dans la mai­son. Mohammed est tou­jours sur place. Il a enlevé mes tapis, sor­ti mes édredons des plac­ards, emporté mes mate­las, mes servi­ettes de bains, mon­ter le tout dans les combles pour fab­ri­quer un tun­nel autour des con­duits. Il m’ex­plique com­ment ça fonc­tionne. Il souf­fle de l’air chaud au moyen d’un propulseur à gaz dans le tun­nel en espérant que les con­duits dégè­lent. Il y a un autre type dans la mai­son. Un chauffag­iste de Bel­ley­doux. Où est-ce? A la fin du monde, répond-t-il sans rire. Puis: votre baraque, c’est comme une casse­role sans cou­ver­cle… Je l’in­ter­romps: je sais! Je con­sulte la météo. Cette nuit il va faire  — 16 degrés. Mohammed com­mande du mazout. Assis sur un radi­a­teur élec­trique j’écris pen­dant une heure. Mohammed veut me mon­tr­er la cuve. Eh bien? Il pré­tend que lorsque je l’ai faite rem­plir, le type m’a fait payé plus de fioul qu’il ne m’en a ver­sé dans la cuve. Il explique: il faut se tenir à côté du camion et gardé l’oeil sur le comp­teur sinon le type garde le fioul pour lui. Là-dessus il démarre la chaudière. Il admet qu’il y a encore un radi­a­teur qui ne fonc­tionne pas, mais, dit-il, d’i­ci une heure ce devrait être bon. A deux heures du matin, je n’en­tends plus le ron­ron­nement de la chaudière. Je me lève, je descends. Elle est arrêtée. Je me recouche. Je me relève. Et si l’eau venait à gel­er? Dans l’évi­er, aux toi­lettes, à la salle de bains. Je coupe, je purge. Au réveil j’ai un mail du Mex­ique. Edouar­do me dit ” J’ai enten­du par­ler de la vague de froid en Europe. En dépit des avancées sci­en­tifiques en matière de cli­mat, je me demande si la présence simul­tanée de tant d’être humains dans la même espace avec un cer­tain type de com­porte­ments et d’é­mo­tions n’a pas des inci­dences sur le cli­mat. De fait, d’après mes obser­va­tions, depuis le début de la crise économique en Europe, la société est comme con­gelée et le froid qui règne ces jours sur ta région offre une intéres­sante image symbolique”

Sur le pont d’un paque­bot noir. La mer est d’huile. De légers flots appa­rais­sent. Puis des vagues. La mer se démonte. Je m’ac­croche au bastin­gage. Le paque­bot tangue et bas­cule. Il va se couch­er. Rapi­de cal­cul: si je suis blo­qué sous la coque, aurais-je assez de souf­fle pour retrou­ver l’air libre?
- Maman! maman!
- Qui appelez-vous? demande un autre naufragé.
- Ma femme.
Je suis pro­jeté dans l’eau. Je nage. Longues coulées. Enfin j’aperçois les blocs de pierre du quai. Je me hisse sur le para­pet. Des routards con­sul­tent un livre.
- Vous cherchez aus­si une guest­house?