Je ne rentre plus. Jusqu’à six heures ça va. Les nouvelles à la radio, puis les fenêtres qui s’allument aux façades. Le bourdonnement des ordinateurs de bureau, la lumière des tubes de plafond, l’encre des affiches sur les étagères. Trop tôt pour sortir, pour dormir, trop fatigué pour lire, écrire, penser, ne rien faire — j’enfourche le vélo, vais à Kugler où quarante artistes exposent dans une halle. Ceux qui exposent sont dans la halle. Ils tournent les uns autour des autres, ils tournent autour des oeuvres, ils tournent autour de leur oeuvre. Ils montrent ce qu’ils ont fait, il demandent aux autres ce qu’ils ont fait, il y a un bar, il y a au bar de petits bouteilles de bière chaudes. Marie m’emmène voir l’oeuvre de Dietmar. Je regarde cette oeuvre, une chaise brisée, je me demande ce que je pourrais en dire, j’aimerais être ailleurs plutôt que devant cette oeuvre. J’ai une photographie d’une oeuvre identique, inintéressante déjà, en 1970, dans une halle de Berlin, à l’époque de Fuxus- en mieux. Je dis que j’ai vu. Je commence un second tour des objets, peintures et montages exposés, le nez en l’air pour les oeuvres accrochées, le nez au sol pour les oeuvres posées. Et je rejoins le bar. J’achète des petites bouteilles avec de gros billets. Exprès. Dans mon dos, à travers la halle, les conversations ont le même son que les ordinateurs de mon bureau. Je vais sortir quand je croise Reno. Il porte une pelisse fauve de deux mètres derrière laquelle traînent des queues de castor, son amie, les sourcils haussés de noir, tire son slip sur son ventre pour me prouver que c ‘est le modèle Dracula Paris. Ils rentrent des Etats-Unis, de la Bible Belt (ces putains de protestants, dit Reno), où ils ont allés photographier des tracteurs et des paquets de Corn-Flakes. Comment c’était? Mais c’était de la merde, évidemment! s’exclame Reno. Nous allons boire dans un bistrot portugais qui sert de la fondue aux chauffeurs de bus. Plus tard, à L’Usine, musique vulgaire, comme dans une foire. Et mes amis, en revenants. Nous sommes vieux, Nous avons ralenti. Mais comment ça va? Je n’en sais rien. Je réponds mais n’entend pas ce que je dis. D’ailleurs c’est à peine si je vois mon interlocuteur. Il fait noir, il y a foule, des éclairs fendent le noir. Je continue d’avaler de la bière (grande et froide cette fois) sans m’apercevoir que je ne sais plus à qui je parle, plus ce que je dis, plus qui je vois et pour cause, toute mon énergie est consacrée à cette litanie que j’entrechoque entre les parois de mon cerveau: c’est navrant, navrant, navrant.