Un des signes manifestes de la régression sociale est le manque de distinction entre les sphères privées et publiques.
Mois : juin 2009
L’entretien infini de Maurice Blanchot. J’ai lu quelques phrases. Sidéré, j’ai lu une page, puis une autre et une autre, plus loin, pour voir. J’ai refermé le livre et relu le titre, L’entretien infini. Dans le jardin, j’ai lu une page à D.
- Attends, j’en lis une autre.
Elle a froncé.
- Tu crois que c’est possible?
Ridicule, bête, incompréhensible.
Ridicule.
Le livre a traîné dans la salle de bains avec les serviettes mouillées. Je venais de l’acheter, c’était pour le prix. Puis je l’ai jeté.
Je l’ai vu à la gare et il était vieux, vieux comme je ne l’avais jamais vu. Pas mangé depuis deux jours, il n’a plus de dents. A la cuisine, il y avait une boîte de tomates. J’ai dû enlever les draps. Il s’est cassé une côte, il ne fume sa pipe que vers quatre heures, il a mal.
Il a va mourir.
Oui.
Le maçon coule la chape, se félicite, “oh, ça, le mélange est dosé, il est bien gras” C’est un homme menu et fort aux bras tatoués, ancien prisonnier., l’accent du voyou dans les films de Gabin. Le soir, quand je rentre, il a posé le carrelage. Un coup d’oeil suffit: tout est de travers, rien n’est plat. Je prends mon temps. Il ne faut pas vexer.
- Vous êtes sûr que c’est plat?
- Et comment! Tenez, venez voir!
Il pose le niveau d’eau sur deux carreaux.
- Là.
C’est de travers, pas plat.
- Et avec la règle de maçon?
- Oh ben ça, si vous voulez!
Il pose la règle de trois mètres. Il y a un centimètre de différence, autant dire une pente.
Pour achever de me convaincre il pose le niveau d’eau sur la règle de maçon.
- Là, pourtant, c’est bien droit.
Je sors dans le jardin, je me change, je reviens. Par étapes je luis fais comprendre qu’il va falloir démonter. Les carreaux neufs passent à la poubelle. Il a travaillé deux jours, il défait son travail.
Il est désolé (oh, ça, je suis embêté, je suis vraiment désolé…”), mais:
- Je m’en vais vous refaire ça.
C’est hors de question.
J’appelle mes contacts, je fais venir un carreleur.
- Nous allons demandé l’avis d’un spécialiste, c’est un problème technique.
Arrive un autre petit homme, nez aquilin, face rougeaude. Il tire sur son bout de cigare.
- Vous aviez déjà fait des carrelages?
- Ma foi…
- Bon, faut tout démonter.
Le lendemain, dès sept heures, le marteau piqueur est en branle. Le maçon casse sa chape bien dosée. Et sue, et souffle, et vacille. La poussière est énorme.
De l0’escalier je crie “ça va Monsieur Thamez?”
- Pour ça, je vous avais dit, il est bien dosé.
Et il détruit ce qui est neuf, ce que j’ai payé, et le carreleur revient, me tend une liste. Il lui faut une poche de sable et des sacs de ciment. Il s’en va. Je téléphone. J’apprends que la poche de sable pèse 1500 kilos. Il est dix heures, le magasin ferme à 12h00, pas de livraison à la veille d’un long week-end. Je cherche un camion, je le trouve. Là-dessus, j’apprends qu’à 800 kilomètres du chantier, l’argent qui doit me revenir pour payer ces petits hommes, et deux carrelages et deux chapes, vient d’être bloqué par la mairie.
Le plaquiste turc qui s’occupe d’un chantier dans la maison apprend que j’écris.
- Des livres?
Il n’est pas convaincu. Je l’emmène à l’atelier, lui montre des livres. Il aperçoit l’anthologie du théâtre romand.
- Celui-là aussi?
Plus gros, il a plus de valeur à ses yeux.
Il demande si ça rapporte. “Un seul auteur genevois vit de sa plume”, lui dis-je.
- Il doit écrire beaucoup.