Monpère et sa femme arrivent d’Andalousie. Je les prends au train de Saragosse. Bâtie à coups de millions volés, la gare est l’objet le plus absurde à la ronde. Vaste, haute, trop haute, posée sur le rail Madrid-Barcelone, coiffant un terrain cabossé, sa taille est celle d’un stade. Monpère la trouve “très bien”. Au loin, sur un terrain vague, le Pôle technologique, cube de verre sorti d’un programme informatique. Au premier étage, le Fablab où j’ai construit en avril le prototype de ma nouvelle entreprise. Jetant un regard sur ce site qui exhibe les vestiges de l’Exposition universelle, il me vient à l’esprit que des mains des héritiers de Borobudur ou de Montalbán ne pouvaient sortir que des pâtés de sables bouddhiques ou des pyramides précolombiennes — l’inverse étant immédiatement vérifié ici, où les modèles sont ceux de la Brève histoire de l’architecture contemporaine. En voiture, nous gagnons la zone industrielle de Castejón de Valdejasa. Au bout d’une rue numérotée un service à la pompe pour camionneurs vend à des prix hors-concurrence le diesel. Il y a aussi un restaurant pour ouvriers. La cuisine espagnole étant paysanne et ouvrière plutôt que monarchique, c’est dans ces restaurants-cantines que l’on obtient le meilleur. Lapin, tripes, soupe de crustacés et vin du tonneau, et le flan maison; certain plats laissent à redire mais là Monpère trouve “excellent”. Puis Gala, Cara et Monpère somnolent — je roule. C’est alors ma partie préférée: les déserts gris et rouges du sud de Huesca. Ils finissent contre le mur des Pré-Pyrénées. Là, nous gravissons le large col qui ouvre sur le haut-Aragón. En fin d’après-midi nous sommes rendus. Ma maison est une maison de poupée, nous avons donc loué un “rural” pour accommoder Monpère et sa femme. Rendez-vous est pris pour l’apéritif du soir: le feu ronfle derrière le sapin.
La critique
L’un des obstacles inattendu à la réflexion chez ceux-là qui s’ordonnent au travail de la réflexion et en font la publicité est qu’ils jugent que le discours majoritaire qu’il convient de critiquer étant lui-même le résultat d’un effort critique seul des aménagements minimes sont requis. En d’autres termes, ils accordent leur confiance à la capacité critique où qu’elle soit située, comme si elle s’apparentait à un outil dont l’emploi et l’effet étaient constant et suffisant.
Sachets
Leurs pelles à la main, ils quittaient la maison en couple et selon le besoin déterraient un sachet d’argent. Munis de cette somme, ils se mêlaient aux habitants du village pour la venue de l’épicier, le dernier jeudi du mois. A l’été 1997, le petit terrain adjacent vidé des dix-huit sachets qui contenaient leur fortune, ils firent leurs valises et disparurent dans la montagne. Plus tard ils furent retrouvés par un scout à l’occasion d’un jeu. L’homme était poète et avait été maçon, mais comme il le répétait à qui insistait pour comprendre : “je suis avant tout poète”. Sa femme ne fut jamais identifiée, mais la gendarmerie découvrit deux pièces pleines de dessins de tortues.
Routine
La brume saisit les montagnes, ferme le ciel, assombrit les jours. A la mi-novembre, de longues pluies ont inondé les Vallées occidentales, les rivières des Pyrénées ont mangé leur lit. Le soleil est revenu. Le jour de mon anniversaire, il était radieux. Dans la lumière, j’ai cuisiné des coquilles Saint-Jacques et un chili con carne. Gala insistait pour m’offrir un pyjama. C’était ma demande. Dans la région, il n’y a rien de tel et à Lausanne le pyjama était trop chère. La journée d’anniversaire en fut gâchée. Dès le lendemain, le ciel s’obscurcissait. Aujourd’hui le village est à nouveau sous la pluie. Chaude pour la saison, la température permet juste de garder la bière sur le seuil de la maison. Je récupère les bouteilles et avale leur contenu à mesure: en début d’après-midi après l’entraînement vélo (40 km), en début de soirée après la séance de Pilates (éreintante). Car il y a désormais, dans la salle de bibliothèque, sous la Chapelle, deux rendez-vous par semaine avec un entraîneur, fille belle et fine et souple et drôle. Pour l’instant, je suis au milieu des voisines le seul homme, mais il semble que cela doive changer : le Basque Txotrin, autrefois barman et voyou, désormais solitaire et maître d’un chien, est venu — il promet de revenir. Sinon, travail sur notre projet de méthode d’auto-défense Cube training (achat des lettres de vinyle à Budapest, tirage des habits marqués au nom de la société grâce aux collègues de Györ, préparation des photographies pour le manuel des formateurs); séparément, recherches autour des “représentations potentielles” en neurobiologie avant que d’entamer la lecture des derniers livres de philosophie que j’ai inscrit à mon programme d’exploration — les dix cahiers de notes révisés, je devrais alors pouvoir m’attabler pour écrire Gaming et gouvernance (donc au moment le plus improbable, puisqu’il y a Noël et les fêtes).
Week-end
Après une semaine partagée entre les études et la fête, j’obtenais auprès de mon amoureuse de retourner dans la ferme familiale justifiant de projets pour aller seul. Elle soupçonnait… non elle ne soupçonnait rien: elle peinait à comprendre. Pourquoi tenais-je pour nécessaire cette activité qui consiste à “retrouver ses principes? C’est que j’étais convaincu que les événements de la semaine écoulée, fruits du hasard et du désordre, n’avaient éloigné des justes événements, ceux qu’auraient dû produire en toute logique mes principes. Ainsi éloigné de moi-même, il me fallait user du week-end pour remonter le cours des évènements et réaffirmer ces principes si je voulais revenir dans la ville et reprendre l’expérience.